Ekstasis
7.4
Ekstasis

Album de Julia Holter (2012)

Rêver éveillé dans un labyrinthe de sons

Certains albums ne cherchent pas à convaincre, mais à envoûter. À nous faire basculer dans un autre état, où la logique laisse place à l’intuition, et où chaque son devient une porte ouverte sur l’inconnu. Ekstasis, deuxième album de Julia Holter, est de ceux-là. Il ne s’impose pas par la force, mais par la finesse, l’audace, et cette étrange beauté qui ne se livre qu’à ceux qui prennent le temps d’écouter vraiment.


Je lui donne 8/10 parce qu’il m’a profondément marqué par sa cohérence esthétique, sa singularité, et la qualité de ses arrangements, tout en reconnaissant une certaine froideur par moments, comme une distance volontaire entre l’artiste et l’auditeur. Un peu comme un rêve lucide : fascinant, mais parfois insaisissable.


Tout commence avec "Marienbad", qui, à mon sens, est le cœur battant de l’album, son manifeste secret. Dès les premières secondes, la voix de Holter s’élève, multipliée en strates vocales, presque comme une chorale intérieure. Elle nous entraîne dans un mouvement circulaire, un chant-rituel aux contours flous, où chaque répétition semble ouvrir une brèche vers un autre niveau de perception. Les paroles, fragmentaires, énigmatiques, se mêlent à une instrumentation baroque et synthétique, entre clavecin spectral et nappes électroniques liquides. L’influence de L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais – dont le morceau emprunte le titre – est palpable : même sensation de déjà-vu, même jeu entre mémoire et invention, même étrangeté flottante.


Ce morceau résume bien l’approche de Holter sur tout l’album : une musique qui convoque à la fois l’intellect et l’instinct, qui ne livre pas ses secrets immédiatement, mais qui nous hante. Marienbad est à la fois l’entrée du labyrinthe et une sorte d’énigme centrale. Et une fois qu’on y est entré, il devient presque impossible d’en sortir indemne.


Les autres morceaux prolongent ce climat. "In the Same Room" se fait plus limpide, presque pop, mais garde cette sophistication qui empêche toute lecture immédiate. "Goddess Eyes", en deux parties, introduit un motif plus émotionnel, presque romantique, tout en gardant la voix en retrait, comme observatrice. Julia Holter ne surjoue jamais l’émotion ; elle préfère suggérer, effleurer, laisser l’auditeur combler les silences.


Musicalement, Ekstasis se situe à la croisée de plusieurs mondes : on y entend des influences de la musique minimaliste (Reich, Glass), de la pop expérimentale (Laurie Anderson, Kate Bush), du baroque réinventé, et même des touches ambient. Mais au lieu de se diluer dans cette multitude, Holter parvient à tisser un univers homogène, où tout semble pensé, équilibré, mis au service d’une vision très personnelle.


Cela dit, cette richesse formelle peut aussi produire une forme de distance. Il m’est arrivé, à certaines écoutes, de décrocher sur des morceaux plus statiques, ou de ressentir un manque d’ancrage émotionnel. Mais je ne considère pas cela comme une faiblesse : c’est plutôt la conséquence du choix artistique de Holter, qui privilégie l’abstraction à l’immédiateté. Et c’est un pari courageux.


Ekstasis est un disque exigeant mais généreux, mystérieux mais jamais gratuit. Un album qui refuse d’être apprivoisé trop vite, mais qui, une fois apprivoisé, continue de révéler ses multiples couches avec le temps. Julia Holter, à travers cette œuvre, ne cherche pas à plaire. Elle cherche à créer un espace – à mi-chemin entre rêve et pensée – où l’on peut se perdre, puis se retrouver.


Et c’est précisément cette ambition rare qui mérite, selon moi, d’être saluée.

CriticMaster
8
Écrit par

Créée

le 9 avr. 2025

Modifiée

le 10 avr. 2025

Critique lue 5 fois

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