Folk Singer
8.2
Folk Singer

Album de Muddy Waters (1964)

Dites-le à vos enfants et aux enfants de vos enfants. Dites-le à vos amis et aux amis de vos amis. Dites-le à votre chien. Dites-le à tous ceux que vous rencontrerez et qui pourraient avoir, même de loin, un semblant d'humanité. Et redites-le encore jusqu'à ce que tout le monde ait bien compris : le vrai king, c'est lui.


Cet homme en impose. Inspire le respect. Par sa personne, sa prestance, son regard, avant même d'avoir émis le moindre son. Alors impossible de la ramener, juste se taire, et écouter... Plus que tout autre, Muddy Waters possède cette dignité dans la voix, quelque chose de vénérable et d'ancestral qui le place au-dessus de la mêlée. La voix du boss, celle du père que tu n'as jamais eu et qui te parle comme on ne t'a jamais parlé. Oh il pourrait te dire n'importe quoi, tu boirais ses paroles. Dans le recueillement, faisant silence, rempli de gratitude.


« My Home Is In the Delta »... Le chant qui s'élève est majestueux, puissant tout en restant humble. Un chant sorti de ces eaux boueuses abandonnées des cieux, enfanté dans le grand Sud, près du fleuve erratique dont les méandres se perdent aux confins du continent. Muddy Waters est l'homme des jonctions et des passages. De l'eau à la terre, du sud au nord, de la campagne à la ville, du coton au béton, du jeu acoustique aux jubilations électriques. Pourtant, on ne trouvera pas dans sa musique un quelconque mélange des genres. Il n'a jamais cessé de faire ce qu'il a toujours fait — du blues — et d'être ce qu'il a toujours été — un folk singer. Un simple country boy venu d'une plantation du deep south, où Alan Lomax le découvrit en 1941. Certes, il meurt à Chicago en 1983, loin de la terre qui l'a vu naître.


« Feel Like Going Home ». Ce disque-là est celui du retour, mais un retour impossible, toujours fantasmé, constamment différé. L'exil aura été définitif (« Won't be back no more »...). Le déchirement d'avec la terre des origines est omniprésent. Mélancolie de l'immigré qui sait d'avance, même s'il rentre au pays, qu'il ne retrouvera pas ce qu'il a dû abandonner. Contrairement à ce qu'affirme le lieu commun, le blues n'est peut-être pas, par essence, une musique triste. Or ici, il l'est — triste. Mais rien de larmoyant. La tristesse est maintenue à distance, dans la dignité (« The tears won't come down »). C'est un disque époustouflant de pureté blues, porté par des shuffles d'une sobriété exemplaire, ralentis à l'extrême, presque minimalistes, sur lesquels règne cette voix souveraine. Un mojo énorme s'en dégage, plein de force et de fierté, de bruit enfoui et de fureur contenue.


Ne pas croire qu'il fut facile pour lui d'être Muddy Waters. Il y a un prix à payer. Le prix de l'exil d'abord, sans doute le plus lourd. Tout le disque en parle. Paradoxe de celui qui n'a pu régner sur le blues qu'en quittant la terre du blues, comme tant d'autres. Pour trouver quoi à Chicago ? ... Ses démêlés très prosaïques avec les frères Chess sont notoires, les deux larrons n'ayant jamais perdu le sens des affaires et subordonnant le salaire des artistes-maison aux succès commerciaux qu'ils remportaient, plus qu'à leurs qualités artistiques (toujours la même histoire, faire tourner la boutique...). Ensuite ce long déclin, malgré la reconnaissance unanime des pairs — jusqu'à ce que le grand échalas de Johnny Winter le remette sur le devant de la scène (mais c'est une autre histoire). Durant toutes ces années, Muddy Waters persistera à n'être que lui-même. Et ça aussi, ça se paye.


On ne devrait jamais oublier que la musique populaire américaine obéit à deux traditions bien distinctes, noire et blanche, qui tracent leurs propres routes, sans cesser d'interagir. On pourrait esquisser des parallèles presque rigoureux : blues et country, rhythm 'n' blues et rock 'n' roll, soul et pop, funk et rock, rap et metal. Muddy Waters ne déviera jamais de sa ligne — même son essai, fructueux, en direction du rock psyché (Electric Mud, 68) reste un vrai disque de blues. Cette fidélité musicale à ses racines ne l'empêchera pas de mettre tout le monde d'accord, depuis les rockers des sixties jusqu'aux rappeurs des nineties, en passant par à peu près tout le reste. Au final, grande leçon : on n'atteint pas l'universel en mixant simplement des ingrédients issus d'horizons épars, mais en allant au bout de soi-même et de sa culture, jusqu'à coïncider avec toute l'humanité.


Il n'y aura donc eu qu'un seul roi véritable. Roi des rois, king ultime, celui dont la légitimité n'a pu être contestée, même par ceux qui se sont attribués ce qualificatif suprême, mais c'était par ironie ou autodérision, n'oubliant pas l'autorité première et lui rendant hommage régulièrement — B.B. King, Albert King, Freddie King, qui n'étaient pas des petits joueurs, savaient bien à qui le titre revenait de droit, même si Muddy Waters eut la pudeur de ne jamais le revendiquer. Maintenant silence, genou à terre, nuque baissée... Le roi parle.

Pheroe
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le 2 janv. 2015

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