« ...J'ai voulu comprendre, et suivant l'exemple des japonais, je lui ai fourni l'énergie des particules... En échange, « la chose » m'a conduit vers une découverte stupéfiante !


_ L'antimatière ?


_ Ah ? Vous êtes bien informée ! Oui, l'antimatière avec laquelle je vais réduire cette montagne qui me gêne au tiers de sa hauteur !... »


Yoko Tsuno, « La spirale du temps » - Roger Leloup, éditions Dupuis.


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Étrange disque que celui-là.


Une « anomalie » de plus dans l'énorme discographie de Vangelis mais pas spécialement l'unique. En revanche un album de plus que j'ai appris à un peu plus apprécier et aimer qu'auparavant avec le temps même si je reste parfois partagé, surtout que ce n’est pas forcément ce que je me réécoute le plus de Vangelis. Mais de même que j'ai écarquillé les oreilles (et les yeux au vu de la pochette aussi) en mode « what the fuck » la première fois que je l'ai écouté, je suppose qu'il en fut le cas pour quasiment tout le monde.


Et en premier lieu la maison de disque.


A cette période, le musicien grec est chez Polydor et si la même année et celle d'avant il publie des œuvres surprenantes qui rajoutent des palettes de plus à son immense talent telles que Soil Festivities (1984) qui le voit naviguer entre électronique avant-gardiste aux tonalités ambiant et atmosphériques (1), et Mask (1986), première plongée dans un univers classique symphonique doté de chœurs ici mariés à des claviers énergiques (2) ; rien ne prédisposait à Invisible connections, œuvre qu'on peut légitimement mettre dans le registre du dark ambiant minimaliste, pour peu qu'on aime les étiquettes.
Et encore.


On imagine très bien la réaction des pontes de Polydor ne sachant que faire du bidule qui, s’il s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité d’une recherche musicale expérimentale du musicien grec déjà entamée avec Beaubourg (1978) (3) tranche à nouveau très radicalement avec sa production actuelle. On passe d’une électronique riche érigée en style avec de nombreuses ouvertures vers plein de mini-chemins que le musicien explore à sa guise vers une quasi-totale atonalité. Un peu comme si vous demandiez par exemple à un groupe de rock prog de composer un album en retirant la guitare et la batterie, ne laissant que le chant, une basse et du clavier et encore (4).


Donc ils balancent le truc sur… Deutsch Grammophon.
Une manœuvre tordue… mais logique avec le recul d’une certaine manière. Parce que Polydor est en fait issu de Deutsch Grammophon (D.G). Pour résumer en fait, on a à la base le label allemand fondé en 1898, fleuron de la musique classique et par la suite également du classique contemporain ou néo-classique. Ce dernier se fait acheter en 1941 par Siemens (5). Polydor, également de nationalité allemande à la base et apparu dans les années 20 appartient alors à D.G. En 1962, Philips sous la filiale regroupant toutes ses activités musicales, Philips Phonografische Industrie (PPI) fait fusionner PPI avec D.G, ce qui donne Grammophon Philips Group (GPG), qui se renommera plus tard en 1972, Polygram. En réalité Polygram existe déjà en 1962 quand Philips acquiert Mercury Records afin d’avoir un pied sur le marché américain en plus de cette fusion mais sans être clairement nommé à ce que j’ai compris, tandis que Polydor continue d’exister (7).


Bon, toute cette parenthèse économique à la mord-moi-le-nœud mise à part où je n’ai pas forcément tout saisi (6) pour démontrer que c’était un peu évident que plutôt que virer le bébé avec l’eau du bain, les dirigeants allaient mettre ça sur un autre label de la maison mère plutôt que celui où il aurait dû aller. D’une part parce que commercialement, ça aurait un peu fait du mal à Polydor (encore que franchement j’en doute fort), d’autre part parce que l’attrait de D.G peut servir à indiquer métaphoriquement une musique encore plus exigeante que ce que le grec a auparavant fait (c’est l’idée répandue que la musique classique serait classée comme musique supposément élitiste, ce qui est assez erroné à mon sens, mais passons).
Et quelque part, c’est pas faux.


« Released in February 1985 on the classical music label Deutsche Grammophon, Vangelis feels that the music on « Invisible Connections » is perhaps easier to understand with the passage of time and reflecting on man’s incredible scientific progress in areas such as the fields of Space exploration and CERN’s Hadron Collider. »


(extrait des notes de la pochette de l’édition remastérisée sortie en 2017 chez UMC)


Parce que ce que donne à entendre Vangelis ici ne s’apparente en rien à ce qu’il a auparavant fait dans toute sa carrière. Pour la première fois, le musicien grec s’aventure dans des terres ambiantes, à tonalité sombre, crépusculaires, atonales et minimalistes. Et pour reprendre à nouveau une comparaison, la musique ambiant c’est souvent pour beaucoup de gens, synonyme de vide, de néant et d’autant d’adjectifs péjoratifs qui dans le fond traduisent néanmoins l’idée d’un espace sonore où les notes de musiques basiques que l’on chercherait se seraient perdues dans l’immensité. Soit, par opposition basique à la matière (sonore), l’antimatière. Pas étonnant dans le fond que le livret mentionne le plus grand accélérateur de particules au monde basé au CERN en Suisse.


Il faut dire aussi que les quelques percussions électroniques entendues sur fond de réverbération de la première piste, « Invisibles connections », longue de 21mn, il faut se les farcir. Volontairement, Vangelis ne bâtit aucune progression musicale, étendant seulement de rares sonorités et notes sur l’espace sonore, créant probablement par échos ces quelques connections invisibles effectivement, qui pourtant à la longue restent dans un domaine ambiant finalement écoutable. Mais je comprends que ce soit repoussoir, le genre de piste à traumatiser quiconque ne connaît pas Vangelis et débute précisément par ce disque et cette « composition » avant de s’écrier, « mais qu’est-ce que c’est que cette me… ? » C’est curieusement le titre le plus « faible » de l’album, surtout que l’artiste a fait mieux en ambiant justement sur ce même album voire dans sa carrière (ne pas oublier les superbes et planants « Création du monde » et « La mer recommencée » sur « L’apocalypse des animaux » en 1973).


« Atom Blaster » et ses 8mn38 qui suit arrange à peine les choses. La même réverbération de caverne et des percussions, cette fois en acoustique. Néanmoins à la limite de l’improvisation, jouant à nouveau sur les échos. Est-ce mieux ? Bof. On dira que ça dure moins longtemps. Curieusement ça s’écoute mais à nouveau ce n’est pas ce que l’on réécoutera plusieurs fois avec passion dans la musique ambiant, les Maîtres du genre ayant souvent placé la barre beaucoup plus haute (8).


Et finalement arrive « Thermo Vision » qui avoisine presque les 10mn et là soudain on tient un petit bijou, la perle cachée de la carrière de Vangelis (9). A nouveau un titre ambiant mais d’une tonalité crépusculaire et déchirante par l’ajout de longues nappes inquiétantes de clavier d’où émergent de petits sons cristallins déjà entendus de temps à autre dans son œuvre. Et pour cause, dans l’iceberg que constitue la créature-monde Vangelis, une bonne partie sous l’eau reste invisible ou pas si souvent perçue. Ces nappes ambiants avec de petits sons cristallins, à la même époque, il les a déjà fait par exemple en variation sur… Blade Runner.


Le second disque de l’édition trois CD de 2007, la « Blade Runner Trilogy » (10) sortie à l’occasion des 25 ans du film et de sa B.O dévoile ainsi une bonne partie du score soit mis de côté, soit entendu très rapidement en fond dans l’univers sonore du film de Ridley Scott (où rappelons le il ne se passe pas un instant sans qu’on entende en fait de la musique ou des sons crées quasiment, à 2,3 exceptions près, par Vangelis, véritablement designer sonore pour le coup de tout le film et la richesse qu’il contient). Quand on réécoute patiemment ce matériel sonore souvent plus ambiant et contemplatif (crée aux alentours de 1980 à 82) et Thermo Vision (issu de l’album qui nous concerne en 1985) et qu’on compare le tout, ça fait lentement sens (11). Mais ne dévions pas trop vers Blade Runner, sans quoi la chronique serait un pavé monstrueusement long qui perdrait mon lecteur, gardons ça sous le coude pour une prochaine fois qui sait ?


En l’état, Invisible connections est un album moyen.


Pas un mauvais album, il pourra ravir les fans acharnés et complétistes de Vangelis et les amateurs purs et durs de musique ambiant qui y trouveront probablement un peu leur compte. Mais replacé dans le contexte de la discographie de Vangelis ce disque fait hélas assurément un peu pâle figure. Une inclinaison trop avant-gardiste au détriment d’une vraie vision d’écoute qui en fait finalement une expérimentation bizarre où le musicien s’est plus fait plaisir que ceux qui l’écouteraient. Cela ne change pas le fait qu’il mérite une petite oreille pour tous les paradoxes qu’il dégage même s’il n’est clairement pas un indispensable.


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(1) De fait, la magistrale longue première piste qui ouvre Soil Festivities se base sur des bruits de tonnerre et de pluie pour proposer une composition qui l’utilise en toile de fond pour créer une atmosphère qui joue subtilement de ces nuances.


(2) Vangelis poursuivra ses explorations dans cette voie plus tard avec El Greco (1998) et Mythodea (2001).


(3) Dernier disque de Vangelis chez RCA alors avant de changer de maison d’édition, petit cadeau empoisonné pour dire adieu ?


(4) Pour l’anecdote un groupe comme Harmonium n’utilise aucune batterie sur « Si on avait besoin d’une cinquième saison » (1975) et… ça passe très bien. On le remarque d’ailleurs jamais à la première écoute tant musicalement c’est d’une grande richesse. Tiens notons aussi la bande originale du fascinant « Cri du sorcier » de Jerzy Skolimowski concoctée par Tony Banks et Mike Rutherford de Genesis en 1978 où si l’on ressent la touche musicale du claviériste de la genèse, on s’en écarte aussi pas mal. Bande originale jamais sortie dans le commerce encore au passage.


(5) Pour devenir à ce moment là on s’en doute un outil de la propagande nazie.


(6) Si ce n’est qu’avec le recul maintenant il n’y a plus que des gros groupes qui contrôlent tout et se bouffent entre eux, ce que je trouve extrêmement flippant. A la fin tel Highlander il n’y en aura plus qu’un. Et l’on sait tous que les colosses ont des pieds d’argile. Plus dure sera la chute…


(7) N’empêche si un/une spécialiste économique passe par là pour vulgariser tout ça, je dis pas non, hein.


(8) Brian Eno bien sûr mais je pense aussi directement à Steve Roach qui dans toute sa carrière, pour peu qu’on aime le genre bien sûr, n’a quasiment jamais fait de sans-faute.


(9) Ce qui me permet de rehausser légèrement la note d’un point au-dessus de la moyenne au fond.


(10) Celui-ci précisément : https://www.discogs.com/fr/Vangelis-Blade-Runner-Blade-Runner-Trilogy/release/1176495


(11) A noter que l’univers sonore bâti autour de Blade Runner mériterait d’être étudié plus longuement tant il incorpore de nombreux disques et passages musicaux que Vangelis à réuni et soudés ensemble. Un autre exemple tient, l’album mutant « See you later » de 1980 où Vangelis reprend la composition mélancolique « Memories of green » pour l’incorporer à… la bande sonore de Blade Runner peu de temps après justement.

Nio_Lynes
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le 22 sept. 2021

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Nio_Lynes

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