On y pousse un peu d’travers / Skate, BMX puis nique la RATP, tout ça rythmé de rap music / Ma jeunesse a la couleur des trains, RER C / Pendant l’trajet, j’rêvais de percer, fier d’en être un / On cultive sa haine anti-flics ou gendarmes / Alors, on d'vient des boss du maniement d’armes / Mon peuple anéanti / Temporaire seulement jusqu’à la rébellion de l’Afrique et des Antilles
Ça c'est les premières lignes, il y a bientôt 25 ans, de Ma définition de Booba. Banlieue parisienne, skate, haine anti-flics, revendications anti-racistes et appel à la lutte armée ; du grand rap, qui a fait date, mais du rap politique aussi. Déjà à cette époque, et à toutes les époques que cette musique a traversé depuis, il y a aussi du rap de fête, du rap pour danser, du rap bourgeois... Du rap bête et méchant aussi, et parfois, surtout depuis 2010, du rap de blancs. On ne peut pas, bien heureusement, tout résumer à la couleur de peau ; mais il faut bien dire qu'un album d'Orelsan, de TTC ou de Lujipeka n'a jamais sonné tout à fait comme un album de Kaaris ou de PNL. Je pense qu'il est raisonnable de dire que la couleur de peau des personnes concernées, et donc leur expérience sociale et les éventuels processus d'assignation raciale qu'ils ont subis ou non ont joué un rôle dans leur expression artistique, surtout dans une musique où le texte est si important.
Une introduction bien longue pour dire que cet album est selon moi extrêmement important, au-delà du fait qu'il a des qualités indéniables. Commençons par ces qualités, parce que la musique est quand même la priorité. Les prods sont prodigieuses, que ce soit dans la première partie, électronique et franchement oppressante, ou dans la deuxième, où l'on glisse progressivement du boom-bap à un Francis Cabrel type beat sans que ce ne soit jamais mal amené. Les performances des deux interprètes sont indéniablement excellentes, et il faut être vraiment très homophobe, transphobe ou mal éduqué de l'oreille pour dire que ça ne rappe pas très très bien. L'interprétation, à la hauteur de la gravité des textes, est irréprochable. L'osmose entre Ptite Soeur et FEMTOGO, enfin, est impeccable, touchante, et on sent qu'il et elle se sont mutuellement libéré.e.s et poussé.e.s à se dévoiler : le disque parle de sujets qui sont probablement plus faciles à attaquer quand on est deux à le faire.
Mais pour revenir à l'importance de l'album et à ma longue introduction, je pense qu'il répond à une question finalement assez fondamentale : qu'est-ce que les blancs peuvent bien avoir à raconter ? Non pas qu'il faille forcément raconter des traumatismes ou des oppressions pour faire un bon morceau, et heureusement. Mais quand on a vraiment rien subi de difficile ou de marquant, on tourne peut-être plus vite en rond dans ses paroles (c'est en tout cas le sentiment que j'ai). Sauf que voilà : ce n'est pas parce qu'on est blanc et qu'on vient de la campagne que l'on a rien subi. Sans surprise si vous l'avez écouté, je fais ici référence à la transidentité de Soeur, bien sûr, mais aussi au coming-out homosexuel de FEMTOGO. Ça aurait suffi à en faire un projet éminemment politique, mais il et elle racontent aussi malheureusement (pas que ce soit raconté, mais qu'il et elle en aient été victimes) les viols, agressions et autres mises à l'écart endurées... En bref, des sujets lourds, et tellement rarement abordés dans cette musique qu'ils sont une vraie bouffée d'air frais, en particulier pour les personnes concernées (ce qui explique en partie l'adoration de leurs fanbases respectives, qui fait chaud au coeur à voir).
Pour conclure, il faut bien dire que c'est un album difficile à écouter, et que je ne sais pas à quelle échéance ni combien de fois je le réécouterai. C'est un TW ambulant, les interprétations sont bouleversantes, la musique souvent déroutante ; en bref, tout ce que l'horrible et magnifique pochette laissait deviner. Un album difficile, mais tellement important, et qui selon moi fera date, d'abord en ce qu'il va permettre à des personnes qui ne se sentaient pas concernées par le rap et par ce que racontaient les rappeurs et les rappeuses d'enfin s'identifier vraiment. Merci et bravo à Ptite Soeur, Neophron et FEMTOGO pour le courage dans les textes et dans l'intégrité artistique, et surtout pour la musique.
Et pour les idiots de Twitter : ce n'est pas la seule façon possible de faire du rap, mais c'est assurément du rap. Vous n'êtes pas obligés de trouver que c'est à votre goût, puisque la proposition musicale est clivante, et c'est sans aucun doute voulu. Mais si vous leur déniez le fait d'appartenir au genre, ou bien vous vous ridiculisez, ou bien vous affichez vos opinions nauséabondes ; dans les deux cas, on n'est pas du tout ensemble. Je rajouterais après une deuxième écoute qu'il n'y a rien de plus rap, dans l'esprit, que d'être autant d'extrême-gauche qu'il et elle le sont, et de le revendiquer (et c'est tellement nécessaire aujourd'hui). Et pour ne rien gâcher au plaisir, ça se permet aussi des punchs répétées à propos de Disiz et son label, contre lequel ils ont de toute évidence une dent. Je ne connais pas les dessous de l'affaire, mais ça provoque des sourires bienvenus vu la teneur du reste des textes.
(P.S. : le titre est évidemment à prendre au second degré ; je méprise avec une force que vous n'imaginez pas les personnes qui en accusent d'autres de "wokisme", et avec une force encore plus grande les homophobes, transphobes et autres raclures de Twitter, qui n'ont rien à faire avec nous dans cette musique.)