Seventeen Seconds
7.8
Seventeen Seconds

Album de The Cure (1980)

"Seventeen seconds / A measure of life..."

Quand sort le second album des Cure, « Seventeen seconds », en 1980, on est déjà plus face au même groupe que celui qui a engendré, à peine un an plus tôt, « Three imaginary boys ». Suite à quelques désaccords, Michael Dempsey, le bassiste originel, a préféré quitter le navire. Smith lui a alors trouvé un remplaçant, et pas des moindres, puisqu'il s'agit de Simon Gallup. A ce moment, l'équipe est également complétée par Matthieu Hartley, qui, pour la première fois dans l'histoire des Cure, tiendra les claviers.
L'état d'esprit général a, lui aussi, évolué. La formation a creusé son trou dans la sphère musicale anglaise, et les critiques sont, pour la plupart, intéressés par l'avenir de ces petits nouveaux, et convaincus de leur talent ; les membres ont fait des rencontres déterminantes, expérimenté le rythme effréné des tournées, perfectionnant leur jeu par la même occasion... Bref, l'espèce de fraîcheur juvénile aussi charmante qu'handicapante qui émanait de « Three imaginary boys » est tombée aux oubliettes : maintenant, c'est du sérieux. Smith se met la pression ; il ne veut pas rater le coche, car il se sait attendu au tournant, et prend donc le contrôle des opérations, assistant notamment Mike Hedges à la production, ou réalisant lui-même une pochette abstraite et vaporeuse, pour une adéquation totale avec le contenu. Une attitude qui ressurgira souvent par la suite... .
Pour l'heure, on assiste avec « Seventeen seconds » à l'affirmation du style Cure, et surtout, à une métamorphose percutante qui a certainement mis la fessée à tous ceux qui doutaient de leurs capacités. La musique a indéniablement gagné en profondeur, en crédibilité, prenant une dimension atmosphérique dont l'ampleur étonne ; pourtant, les mélodies restent accrocheuses, et le minimalisme n'a pas disparu pour autant. En fait, on est très proche d'un concept album : l'ambiance est calfeutrée, témoignant d'un repli sur soi évident ; elle cultive la distance avec l'auditeur, dépeignant des paysages introspectifs, glacials, sans horizons. Chaque titre voit Smith perdre pied dans ses relations avec les autres, s'enfoncer dans une solitude silencieuse aussi compacte qu'une couche de neige, et l'on a l'impression d'écouter la bande originale d'un film où le héros erre sans but, impuissant. Trois instrumentaux courts mais inquiétants (« A reflection », « Three » et « The final sound »), semblent vouloir nous signifier quelque chose, mettre des mots sur une douleur enfouie ; pourtant, il n'en ressort rien, si ce n'est un mutisme sournois.
En bref, nos quatre joyeux drilles légitiment ici la cold wave, dont Joy Division avaient posé les bases avec « Unknown pleasures ». « Seventeen seconds » est même le premier pan de la « trilogie glacée » du groupe, sorte de triptyque dark qui se poursuivra avec « Faith » et s'achèvera avec l'apocalyptique « Pornography ». Et ce ne sont pas les autres morceaux qui nous contrediront. Impossible de poursuivre sans parler d'abord du titre emblématique du disque, à savoir « A forest » : un single osé, long (presque six minutes), sans concessions, dont la pesanteur hypnotique, la moiteur sèche, les rondeurs incisives, ont marqué les foules. Tout comme ce texte oppressant, où la voix du chanteur résonne, rebondit contre des arbres symboliques aux branches nues, et s'élève vers un ciel increvable, narrant une fuite éperdue (« I'm running towards nothing / Again and again and again... »). « A forest » a vite acquis le statut de monument de la new wave, et il faut souligner que les Cure ont participé activement à son élévation, proposant au fil des ans, lors de leurs concerts, des versions parfois dantesques, débridées, avec improvisations très inspirées, et tout le tintouin.
Pour le reste, on se maintient dans une sorte d'immobilisme, et les Cure s'ingénient à décrire un monde où tout n'est que fugacité. Conformément à l'intitulé du disque, ou au flou directionnel de la pochette, chaque chanson semble s'animer dans un espace-temps limité, avant de s'évanouir définitivement ; et pour continuer dans la métaphore cinématographique, on pourrait affirmer que chacune se concentre en réalité sur un instant I, dont chaque image est décomposée, ou ralentie. C'est particulièrement flagrant sur « In your house » et « At night », où, malgré un traitement musical assez différent (la première repose davantage sur les guitares, la seconde sur la basse et le clavier), le thème central est similaire, à tel point que les paroles se recoupent : Smith évoque ces nuits d'insomnie où le temps semble s'arrêter, et où la réflexion solitaire amène les doutes, l'angoisse, la perdition. On pourrait parler de « somnambulisme conscient ». Quant aux autres compos, elles transposent cet état hallucinatoire sur le plan des relations amoureuses : une communication de guerre froide entre deux amants, une distance et une tension pesantes planent sur « M » et « Play for today ». Mais ce sont la superbe « Secrets » et « Seventeen seconds » qui remportent la palme de l'irréalité : la fille qui nous y est présentée a tout d'un fantôme, d'une image, d'un souvenir ; les minutes, les secondes, les heures sombres s'écoulent au rythme de notes filandreuses, d'accords éthérés ou volontairement répétitifs, hypnotiques... En bref, plus rien n'est concret ; on atteint le flou absolu, la frontière poreuse entre l'abstrait et le figuratif.
Vous l'aurez compris, c'est bien à un exercice de style en bonne et due forme, très abouti, auquel se sont livré les Cure avec cet opus. Un exercice qui trouve cependant chez moi ses limites parce qu'il balaye tout sentiment et propose une vision de la vie finalement très clinique, dure comme la pierre, qui me touche de moins en moins. D'où une note que certains trouveront peut-être un peu faible. Histoire d'achever correctement le tableau, je terminerai sur une petite citation tirée de « I'm cold », une face B de l'époque, qui a le don de résumer parfaitement cet album : " My body may be made of fire / But my soul is made of ice / I'm me / I'm cold / I'm cold, I'm told / I'd love to love you girl, but my body / My body has just been sold... ".
Psychedeclic
8
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le 23 déc. 2011

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Psychedeclic

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