Sleep
7.9
Sleep

Album de Max Richter (2015)

La musique de Richter est un ruissellement mélancolique, semblable à des larmes de pluie qui s’écoulent sur un carreau. Vous savez, ces gouttes grises sur une vitre un peu sale. Subitement le soleil perce les nuages, d’abord timidement, puis un rayon de clarté enlumine la fenêtre. Les gouttes se nacrent. Bientôt elles forment une constellation luisante et cascadent comme des perles dorées.

Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Maintenant, il faut imaginer la régularité de cette pluie fine. Nous sommes sur les rivages de la mer du nord, face à une étendue de sable qui s’étale sans fin sur l’horizon gris et azuré de la mer. Depuis la maison Max observe chaque jour la pluie tomber, les oyats de la dune chancelants sous le souffle d’un vent glacé, et derrière, la mer qui bat la plage avec la régularité d’un cœur palpitant. Le ciel varie à l’infini, se décline chaque jour, à la fois similaire et différent. Il faut imaginer les peintres de marine revenir invariablement au même endroit peindre le même littoral, tentant de capter sur leur toile les nuances infimes des rivages.

Des meubles luisants, Polis par les ans, Décoreraient notre chambre ; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l’ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, La splendeur orientale, Tout y parlerait À l’âme en secret Sa douce langue natale. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Il faut imaginer que la musique de Richter participe du même processus : à la fois intime et itérative, à la recherche d’un mystère eschatologique à percer. Il revient toujours au même motif car il sait en artiste que c’est ici que se cache la réponse.

Voilà qu’il nous offre plus de huit heures de ces contemplations septentrionales et mélancoliques. Il n’y a que quelques thèmes, que quelques mélodies, une sorte d'épure musicale, qui se traduit par une orchestration de chambre, de l'orgue, du chant parfois et quelques touches électro. Il y a une sorte de minimalisme propre aux paysages de la mer du nord. Puis, il y a cette beauté, ruisselante, ni joyeuse ni triste, doucereuse presque, qui berce sa musique. On peut, à travers cette fenêtre musicale, cet interlude d’une nuit de sommeil et de rêves, entrevoir peut être, l’élégance du grand mystère de l'existence. Dormir, s'assoupir sous la douceur tubulaire d'une délicieuse berceuse. Certains trouveraient ça pauvre, plat, paresseux dans sa répétitivité et un peu sombre. Mais faut imaginer Richter heureux. Il n'y a rien de triste dans cette quête répétitive, espérance sans cesse renouvelée.

Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l’humeur est vagabonde ; C’est pour assouvir Ton moindre désir Qu’ils viennent du bout du monde. – Les soleils couchants Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D’hyacinthe et d’or ; Le monde s’endort Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Au bout du marathon musical, un morceau attire l'oreille, dream (till break of the day). Le jour arrive, la nuit s'efface. Richter émerge, il se réveille. Le ciel du matin, brillant comme un manteau doré l'attend pour une embrassade énorme. Il a survécu à la nuit, il ne mourra pas aujourd'hui. La mort laisse sa place à la vie, le relais est donné entre les deux sœurs drapées de nacre. La douceur du violon, la pureté d'une voix d'enfant, transpercent l'horizon comme un rayon de soleil scintillant. L'enfant entonne une note d'une beauté infinie, jetée dans les airs, suivie d'une plus grave, presque d'outre-tombe. C'est la réalité vacillante, encore fragile, d'un journée qui commence. L'aube est toujours ambiguë, entre jour et nuit, claire et obscure. De cette ambiguïté, entre bonheur et tristesse - on sent encore que tout pourrait basculer d'un côté ou de l'autre -, jaillit la beauté la plus absolue. Tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

NB : il m'aura fallu 6 jours pour en venir à bout. Chaque matin, chaque soir, bus et métro, sur le même trajet. Moi aussi j'avais mon propre paysage de mer du nord. Lorsque je traversais, au petit matin, par le 114, le bois de Vincennes encore endormi, et que la route, à un tournant, virait plein est, je faisais face au soleil matinal resplendissant qui dominait au loin la frondaison des arbres. L'air se drapait d'or, dans une chaude lumière. Je crois qu'en cet instant, réitéré quotidiennement, j'ai percé le secret de la musique de Richter comme le soleil perçait le feuillage des arbres. J'étais non pas triste, mais heureux.

Tom_Ab

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