Surf’s Up
7.7
Surf’s Up

Album de The Beach Boys (1971)

"I'm a cork on the ocean

Floating over the raging sea

How deep is the ocean?

How deep is the ocean?

I lost my way

Hey, hey, hey"



Aucun souci avec les gens qui prennent de la drogue. Grand bien vous fasse, mais à titre personnel je n’en prends pas, j’ai vu ce que ça pouvait faire aux gens de différentes manières, comment elle peut les rendre si différents. J’aime vraiment comprendre les autres, mais lorsque l’autre est ailleurs il est difficile de s’accorder et, pour moi, le prix du billet aller (sans retour) est trop élevé. Elle creuse les joues, rend le regard vague, tes yeux reflet de la mer, la mer de ta tête, l’océan de ton esprit. Pourtant, j’étais défoncé quand j’ai découvert Surf’s Up, très très haut dans les étoiles. Le contexte de cette rencontre est ma foi assez spécial pour que l’on s’y arrête, si vous avez cliqué c’est que ça doit pouvoir vous intéresser.  


Les poncifs des nouveaux ans : « et la santé surtout ! » , on s’en rend peu compte mais lorsqu’elle vous lâche cette santé, eh bien tout devient bien plus ardu. Vous voulez, vous ne pouvez pas (et je ne suis ni Michel Berger ni Françoise Hardy), vous n’êtes pas paralysés par l’amour mais par le mal physique. J’ai été malade ces temps derniers, une histoire idiote mais assez importante pour retenir l’attention des services hospitaliers. C’était la première fois que j’allais à l’hosto pour ça, j’étais simplement exsangue, ne pouvant plus manger ni boire ni dormir, une loque humaine, un vieux torchon. Après quelques temps de ce régime impossible, le destin me fit pousser les portes des services d’urgence. C’était à la fin d’un merveilleux été, peuplé de rires, de musique, de beaucoup de bonheur en fait, dans tous les sens du terme. 


Ma rencontre avec les Beach Boys avait eu lieu peu avant ses événements, je ne sais même plus trop comment en fait. Ce fut bien sûr par Pet Sounds, là on l’on touche un peu de la vraie beauté, mais la curiosité me poussa plus loin, explorant les confins de leur carrière de la fin des années soixante au début des années quatre-vingts (en gros jusqu’au décès de Dennis Wilson, cadet de la fratrie dorée). Je me régalais littéralement, découvrant avec bonheur que la discographie des plagistes dépassait  bien la luxure des efforts de Pet Sounds. De nouveaux pans ont été défrichés, dépassant même la figure tutélaire de Brian Wilson, intronisé par le monde comme petit Mozart de la pop. Biberonnés aux harmonies vocales des Four Freshmen et par les mélodies irréelles de Phil Spector, Brian, ses frères Dennis et Carl, leur cousin Mike Love et leur ami Al Jardine se lancent dans l’aventure musicale, aux prémices de la vague Beatles qui allait bouleverser les US. Ils furent parmi leurs concurrents les plus sérieux, et Wilson se révèla un véritable rival au duo Lennon-McCartney qui depuis Londres redoubla toujours plus d’inventivité pour égaler Brian (et inversement).  


Je n’irai pas plus loin dans ce cours d’histoire. Si d’aventure le sujet vous intéresse, j’ai pu en parler bien plus longuement dans un article publié récemment par le CRNFP, retraçant avec plus de précision cette période d’échanges entre Beatles et Beach Boys. Sachez néanmoins que Brian fut dépassé, noyé dans les affres de l’ambition du projet avorté Smile, réponse au Sgt Pepper des Beatles. En fait, il fut simplement victime de lui-même, de sa personnalité et de ses excès. Profondément dépressif, il sombra peu à peu dans l’obscurité, obligeant ses camarades à sortir du placard et à prendre le relais. Devenus des fossiles commerciaux, les Beach Boys redoublèrent pourtant toujours d’inventivité, créant des champs musicaux passionnants et approfondissant par ailleurs les méandres de leur propre style.  


Cette « sortie du placard » a permis de révéler plus clairement les personnalités, le jeu et la couleur des autres Beach Boys. Ce fut la véritable révélation du talent de Carl Wilson, affirmant un leadership insoupçonné depuis le retrait de Brian. Avec ses compagnons, ils permettent en somme la survie du groupe, rapidement dépassé par les progrès de la fin des sixties. Les jeunes ne sont plus en pamoison devant leur look de lycéens sages et leurs glorieuses harmonies, ils préfèrent l’éructant Roger Daltrey et ses Who, Jimi Hendrix et ses hymnes scarifiées ou la

« divinité » d’Eric Clapton. Les rêves de grandeur de Brian ne résonnent plus qu’à son unique oreille.  


La drogue donc. C’est une variable capitale dans la compréhension des avancées et reculs de l’aîné des Wilson et surtout dans la compréhension de Surf’s Up. Libéré de la pression de Smile et de sa course officieuse avec les Beatles, Brian aurait dû se sentir libre, libre et frais. Il n’en fut rien, Mozart fut propulsé dans une spirale de défonce, de mélancolie et de tristesse. Gonflant de manière grotesque, Brian devient obèse, buvant sans fin il devient alcoolique, junky sans limite parce qu’il a les moyens. Il reste couché des jours entiers, ne pouvant simplement pas sortir du lit. Marié trop tôt et rattrapé par les réalités de l’union légale, Brian se rend compte qu’il est amoureux de sa belle sœur Diane, délaissant Marilyn, son épouse. Il émerge en de rares occasions, livrant des merveilles, purs écrins révélateurs de son âme tourmentée et triste. Oui, Brian est triste, ne se sentant ni compris ni à sa place nulle part. Il délaisse les Beach Boys, les rêves de grandeur sont si loin, du prodige il ne reste que quelques braises, largement négligées par le grand public. Paradoxalement, c’est le fameux et tristement célèbre Dr Eugene Landy qui le sortira de sa propre mélasse et de ce labyrinthe qu’il s’est lui-même créé… mais c’est une autre histoire.  


Les œuvres wilsonniennes de l’époque sont témoins de cette immersion opiacée et alcoolique dans l’océan musical, comme les réflexions tristes d’un ivrogne, le soir au bar. Néanmoins l’on y décèle toujours une grande mélancolie, un romantisme certain, une nostalgie nihiliste. Quand il arrive à se concentrer il est sublime, c’est cette réflexion qui me guida dans Surf’s Up. J’attendais seul dans ma chambre, muet comme une carpe. L’infirmière m’avait « branché », une intraveineuse de morphine dans le bras droit. Je me sentais lourd et chaud, ma tête me faisait mal et mon t-shirt The Who était trempé de sueur, comme mon pantalon de toile treillis. Mourant de soif mais ne pouvant pas boire, je me rendis compte que je n’avais même pas retiré mes bottes. J’eus simplement la force de mettre mes oreillettes et de lancer ce nouvel album des Beach Boys. J’étais tout seul, complètement out, défoncé et passablement effrayé. Je me laissais porter par cette somnolence, cette étrange sensation où en réalité la morphine éteint les zones émettrices de l’information « douleur » du cerveau. Complètement paf, au fil de l’eau. Je revoyais la mer de Bretagne que je venais juste de quitter, la baie était brumeuse mais pas assez pour que l’on ne puisse pas y voir au loin. Ciel d’un gris mat, l’eau était pourtant tiède ; un léger vent, du genre de ceux d’où on ne sait pas s’ils vous feront tomber malade. La musique me parvenait inexacte, noyée dans l’écho. Je pensais à Brian, venant de visionner Love & Mercy, me disant à quel point sa condition me peinait. Les autres me vinrent à l’esprit, pensant à quel point leur aspect ringard les rendait sympathiques, Carl notamment, comme la barbe habillait bien son visage rond.  Surf’s Up c’est un peu lui dans un sens. J’étais en somme bien ailleurs tout en ayant curieusement très conscience de ma situation pitoyable et ridicule, allongé (vautré) sur une banquette à l’hôpital, sans personne, crevant de douleur. Ce furent des rêves fièvreux. 


Sunflower fut un nouveau tournant. C’est ici que l’équilibre est le plus fort entre les membres du groupe, chacun arrivant à livrer sa contribution à l’ensemble. C’est un album long, long comme Surf’s Up est court. Ce nouvel élan a permis aux Beach Boys d’approfondir cette nouvelle dream pop qu’ils étaient en train de créer. Douce, évasée, sans prétention, comme tous ils se réveillent de la longue ivresse des années soixante, comme tous c’est la gueule du bois. Du whisky ou de la tequila ils passent à la bière, tentant d’amortir doucement cette chute. Surf’s Up paraît un an après son aîné. En réalité les deux disques sont très liés, tellement que l’on a tendance à vulgairement les considérer comme un tout, ayant tendance à dire que le second ne fut constitué que des chutes du premier. C’est une réflexion dépassée, les deux entités se complètant certes (s’offrant même le luxe de la jonction entre « Cool Cool Water », dernier titre de Sunflower et « Don’t Go Near The Water », incipit de Surf’s Up) tout en cultivant une personnalité qui leur est propre. Personnellement, je vois Surf’s Up comme le pendant triste de son aîné. C’est un album très bleu, comme sa pochette d’ailleurs la plus belle de la discographie des Beach Boys. C’est leur manager Jack Rieley qui motiva les garçons à reprendre le boulot, complétant ainsi leur deuxième album pour Reprise.  


« Don’t Go Near The Water » commence comme une confidence, on croirait que le chanteur a peur de réveiller tout le monde, avant de s’élever peu à peu, climax soutenu par un harmonica très lassif, en chœur bien entendu.  Comme dit, c’est la suite directe de « Cool Cool Water » sur Sunflower. L’eau est froide, c’est un fait, mieux vaut s’en tenir éloigné. C’est une métaphore, l’eau est un danger, même si ce n’est pas le cas en fait le doute persiste, rendant la personne qui s’interroge assez amère. De toute façon l’on est poussé dedans : tout est une histoire de noyade.  « Long Promised Road » est le premier fait d’arme marquant de Carl Wilson, mis en confiance par Jack Rieley. C’est une suite, commençant très langoureusement pour finir tourbillonnante, marqué par un usage redoutable du clavier Wurlitzer. Carl affirme la nouvelle dimension plus soul des Beach Boys, tout en retenue, discrétion et classe. Invitation à aller de l’avant, elle résonne étrangement positive quand on connaît la situation du groupe. Dur de connaître l’avenir , mais tellement décevant en même temps de ne pas savoir au fond. L’audace peut être heureuse.


« Take A Load Off Your Feet » est moins marquante, retrouvant des tons plus pop plus convenus. C’est l’œuvre d’Al Jardine, réaffirmant par la même ses racines folk. Elle sonne comme une rengaine, prendre soin de son corps, bien manger, ne pas trop boire, se préserver en somme et tu seras un Homme mon fils. C’est une ode au calme … en référence peut être à l’aîné des Wilson ? Arrive le deuxième pur sommet de Surf’s Up, plus belle contribution toute époque confondue de Bruce Johnston à un album des Beach Boys. Le pauvre n’a pas eu un rôle facile : remplaçant de Brian sur scène, il fut peu à peu incorporé au groupe face au désengagement de son compositeur principal. Inventif redoutable, il eut un rôle important … sans jamais qu’on lui donne le droit de réellement s’exprimer lui-même, sans cesse associé aux autres. C’est chose faite avec « Disney Girls (1957) », beauté dream pop immaculée. Mandoline italo-lacrymale, guitare flangée, sa voix douce éructe avec émotion sur ces filles du passé, celles des pubs des années soixante, au temps de l’insouciance. Chanson carte postale, le narrateur, doux amer et enchanté, raconte des temps plus heureux, où la vie semblait plus simple. C’est le piège de la nostalgie, on perd son objectivité en glorifiant un passé soit disant radieux. Notons un pont absolument grandiose, une tenue harmonique absolument saisissante. Depuis ma banquette, « Disney Girls » m’avait particulièrement plu…  


S’il y avait un titre à sacrifier sur cet album séminal, ce serait clairement l’étrange contribution de Mike Love , particulièrement discret sur Surf’s Up. En effet, il ne livre qu’un seul titre :

« Student Demonstration Time », espèce de tentative de rock frontal et cuivresque que les Boys réitéreront avec « Marcella » sur l’album suivant.  En réalité, cette chanson n’est que l’adaptation d’un titre signé Leiber et Stoller, « Riot In Cell Block Number 9 » et elle ancre l'album dans le contexte politique chargé du début des années soixante-dix, entre guerre du Vietnam, Richard Nixon, contestations et assassinats divers (vous connaissez la chanson)… mais ça reste franchement poussif et clairement hors sujet dans la douceur évasée de l’album. « Student Demonstration Time » n’est sauvé que par ses effets sonores inventifs mais sinon il reste très plat. Rien de pire que la politique en musique : Dieu qu’elle vieillit mal.  


La face B commence par le trippant « Feel Flows », autre contribution majeure de Carl Wilson où il fait encore bel usage du clavier Wurlitzer. Paroles ésotériques, il suffit simplement de se laisser aller. J’ignore ce par quoi Wilson fut inspiré, cette douceur inopinée rompt avec l’amertume du reste de l’album, peut-être une once d’espoir, comme le genre des soleils gris qui émergent dans les temps chargés et que l’on contemple l’air hagard, encore abruti par les excès de la veille, ces choses qui nous ramènent sur terre, tout doucement. On rentre parce que le citrate de bétaïne a fini de se dissoudre dans son verre d’eau, on rentre parce qu’on a envie d’une bonne douche et d’un instant de pause. C’est certainement le secret : se laisser couler même quand on sait qu’on a fait de la merde. Le morceau retrouve cette thématique et cette texture très aquatique que les Beach Boys ont su donné à Surf’s Up. Ouaté, superbe.  


« Lookin At Tomorrow (A Welfare Song) » est le deuxième méfait d’Al Jardine, rappelant là encore ses allégeances folks sur un ton plus brumeux et mystérieux. Ces accords égrénés donnent à ce titre une étrange saveur, je vois une maison ancienne avec un jardin très touffu, je ne peux la situer. C’est étouffant, on alterne entre malaise, méfiance et ravissement. L’on ne peut voir de dehors ce qu’il se passe dans la maison : les rideaux sont tirés. Mais la nature est belle, qui n’aime pas les beaux jardins ? 


En réalité, le cœur de Surf’s Up se situe à sa fin. Motivé par Jack Rieley, Brian Wilson sort de sa létargie et se fend de trois titres, certainement parmi ses plus beaux. C’est la magie de l’Art de cet homme, quelque chose de difficilement descriptible dans ses constructions harmoniques : la beauté pure et sans failles. « A Day In The Life Of A Tree » paraît comme un chant d’église. Incapable de chanter, il demanda à Rieley de se prêter au jeu, donnant à  son chant un aspect hésitant et malade. C’est le côté intemporel du titre que me frappa sur mon lit de douleur : Brian se fait écologique, rappelant la majesté et l’aspect « éternel » de la vie d’un arbre, sauf lorsqu’on met fin à ses jours. Quelle plus belle cathédrale qu’une forêt ?  Il y a des arbres que l’on a toujours connu et que l’on connaîtra toujours, je pense que ça nous dépasse complètement. L’on est si peu de choses en somme, la lassitude du chant nous le rappelle fort bien et prends à nos yeux une autre signification. « A Day In The Life Of A Tree » est un des premiers titres à clairement parler d’écologie au sens politique du terme, thème précurseur en 1971, avant même la conférence de Stockholm, le rapport Meadows et tout ce que l’on sait. La protection et la préservation de la nature faisait déjà partie des idéaux contre-culturels mais restait largement en marge dans cette Amérique gargantuesque en veille de sortie des Trente Glorieuses. C'est une autre preuve de l'ancrage de Surf’s Up dans cette dimension politique assez surprenante pour les Beach Boys, offrant un contrepied élégant au pataud « Student Demonstration Time ». Peu sont ceux qui s’intéressent aux arbres et à leur destin : Brian semble être de ceux-là, bien que la dimension métaphysique du titre prenne le pas sur cette dimension politique. Il se sent petit Brian, contemple en levant la tête ce grand arbre qu’il voit dans son esprit, ce grand arbre qui en a tant vu et qui a survécu. Il se sent vieil arbre mourant pompeusement sous cet orgue ambitieux, lui n’est plus sûr de rien. 


Vous êtes-vous déjà sentis si las et déprimé que cela vous amena à vous interroger sur les raisons profondes de votre présence ici ? Jusqu’où cela ira-t-il ? « How deep is the ocean ? » 

« ‘Til I Die » est un sommet absolu, au panthéon des plus jolies perles des Beach Boys. C’est le cri du cœur de Brian, le cri d’une lassitude qu’il ne comprend pas et qui l’enfonce dans la vallée. La chanson résonne comme les derniers moments d’un noyé. L’on a beau se débattre, l’océan gagnera toujours. Avant de mourir il se dit qu’une plénitude emplit notre être, comme l’effet d’un puissant venin. Pourquoi lutter quand la partie nous semble perdue d’avance ? Tu mourras et flotteras comme un bouchon sur l’océan. Laisse-toi couler, l’espoir est vain, juste, laisse toi couler.   


« ‘Til I Die » est mon titre préféré de Surf’s Up, les assemblages harmoniques sont d’une clarté et d’une splendeur peu commune. Allongé sur cette maigre banquette, trempé de sueur et glacé, je flottais pourtant sur l’océan de la chanson. Loin de tout, c’est un fait, c’était triste mais agréable, humide mais chaleureux de réalisme.  


Surf’s Up s’achève par la chanson-titre, rescapée des sessions Smile. En cas de manque d’inspiration Brian Wilson eut longtemps tendance à désosser son arlésienne, semant des bouts de son album maudit ça et là. Magnificence claire-obscure, « Surf’s Up » allie paroles fortes et musique peu croyable, dans la lignée pure des suites à la « Good Vibrations ». En plusieurs mouvements, Van Dyke Parks, poète et musicien ami de Wilson et parolier de Smile, se pose comme écrivain impressionniste, cryptique et prompt aux allusions étranges. Résumer cette chanson revient en somme à s’interroger sur la nature profonde de la psyché de Brian Wilson.  


Le dernier vers est révélateur : « The child is the father of the man », titre d’un autre projet avorté du musician, cette phrase est la clé. L’inversement de l’ordre logique (child>man) montre les fragilités de Brian, dans son esprit l’enfant semble faire l’homme. Appuyant cela, la reprise du classique « Frère Jacques » à la fin du premier mouvement est révélatrice, comme une comptine qu’on chanterait à son enfant pour le distraire ou le calmer. L’aîné des Wilson n’est pas comme les autres, c’est un fait. Il cherche des remèdes qui n’existent pas, souffrant terriblement du déni de son père face à sa condition et de l’isolement qui en résulte. Les personnages de « Surf’s Up » font tous preuve d’une certaine indifférence lasse, comme celle que l’on peut ressentir après une grosse crise de larmes, particulièrement décelable dans les harmonies de la fin de la chanson. On pourrait presque dire que le groupe pleure sur la complainte de Brian.  


Rien que le titre est ambivalent, « haut les surfs », genre de « haut les mains » ? Mais quelle loi interdit de surfer ? Brian met ici peut être fin à la grande arnaque des surfers Beach Boys, où seul Dennis pratique en réalité ce sport. Il tue donc le père, laissant les enfants libres de s’extraire du carcan, en sacrifiant l’image chère à Mike Love il court vers la liberté, cherchant la tranquillité qu’elle lui promet peut-être. L’inverse est possible aussi : est-ce une invitation ? Surf’s Up ! Allons voguer, attraper la vague, prolonger la session ! Ce peut être aussi la volonté d’inscrire le groupe dans la continuité de son temps, sans renier ses racines. Avec cela, faites-vous votre propre idée.  


Surf’s Up est court, son manque d’ambition peut paraître repoussoir : un volume 2 ? Quelle pire idée ? Mais les Beach Boys en sont loin, écrivant l’intemporel, parmi les plus belles choses que vous n’ayez jamais entendues. Evasé, gris bleu, Surf’s Up est comme un grand manteau de drap de laine où l’on s’enroule et s’endort. Il porte l’odeur de quelqu’un d’autre, un protecteur nous garantissant un sommeil heureux et profond. La texture aquatique que nous avons abordé fait revenir le groupe à ses premiers fondamentaux, mais sa nouvelle le fait s’en affranchir dans le même temps. On cherche ici une nouvelle profondeur, un nouveau son. Parler de soul blanche ne me paraît pas mal venu, surtout lorsque l’on s’arrête sur les travaux de Carl Wilson, bientôt à son sommet de leadership sur Carl And The Passions (So Tough) et surtout sur Holland.  


Brian n’est plus seul aux commandes et cette ouverture semble bénéfique au groupe, ancrant aussi Surf’s Up dans ce contexte chargé du début des seventies. C’est un album politique tout en s’éloignant des poncifs, abordant des thèmes assez inédits. Mais malgré tout c’est encore Brian qui touche la beauté pure avec cette sainte trinité qui achève l’album, ce sont en réalité ses derniers faits d’armes marquants avant très longtemps, derniers feux de l’auteur compositeur si prolifique des années soixante. Naturellement il y eut des remontées épisodiques (voir le très étrange et synth pop Love You en 1977), mais Brian Wilson s’enfoncera généralement dans l’inertie et l’attentisme jusqu’à la fin des années quatre vingts, sans que personne n’y puisse réellement rien.  Dur dur d’être un génie.  


Je remercie assez mon corps d’avoir eu la force de prendre des notes sur le coup. Les souvenirs hallucinés et décousus de ma découverte de Surf’s Up furent les fondations de cette chronique, plus dispersée que les autres, cri du cœur je l’espère. Il est certain que la morphine a influé sur ma manière de voir ce disque, façonnant mon point de vue pour l’éternité. L’opium grave en vous des images si profondément… ces instantanés, je les revois encore quand je sors l’album de sa pochette, quand les premières notes de « Don’t Go Near The Water » résonnent dans mon réduit et dans mon esprit. Ces mots sont mon avis profond, livrés comme ils furent écrits : directement.  


J’ai relu il y a peu Lester Bangs parlant avec tant d’emphase d’Astral Weeks de Van Morrison, cela m’a fait repenser à ce moment critique, assaisonné de douleurs et d’antalgiques, « Disney Girls » et les infirmières qui passent, poussant des chariots, parlant fort et riant comme pour conjurer le sort, la porte légèrement entrouverte, le froid, les murs jaunes de cette unité d’urgence, mon attente, mes bottes, les pansements et compresses au fond de la pièce, la peur, ma solitude.  


Une image me revient particulièrement en tête, une d'entre elles, une infirmière. Elle était aussi belle que j’étais laid, ses longs cheveux noirs bouclés, ses petites lunettes et ses dents très blanches, c’est son eyeliner rouge qui m’a le plus marqué. Comment était-ce donc possible ? Le parfum qu’elle laissait derrière elle semblait être là aussi pour conjurer ce maudit sort, en attente du messie de ce vendredi malsain qui me sortirait de ma galère. Il avait tant à faire dans les étages supérieurs. Mais c’est elle que je revois quand j’écoute Surf’s Up, cette infirmière du petit matin. « Tout ira bien à présent » alors qu’elle change ma poche de morphine, souriant et discutant de choses et d’autres avec cette pauvre pierre muette que j’étais. Cela durera un an, mais oui: tout ira bien. 


Merci.


Surf’s Up, comme un bouchon qui flotte sur l’océan.  

lyons_pride_
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le 25 juil. 2025

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