Il y a des pitchs, comme ça, auxquels on ne peut résister.


Inutile d'essayer, de faire son blasé, de jouer la carte de l'indifférence... trois lignes à peine et vous voilà captif, pieds et poings liés, condamné à l'achat sans autre forme de procès.


Magnétisme ? Sorcellerie ? Hypnose ?


Un peu de chaque, sans doute : n'est-ce pas l'essence de ce que l'on nomme le talent ?


Alors quand le pitch en question convoque Jules Verne et Conan Doyle sur l'avant-scène d'une Angleterre toute en steampunk et dirigeables, où tout ce qui est couché sur papier prend vie et où un criminel masqué menace le bien être des bons citoyens, on ne tergiverse pas, on n'hésite pas, on ne prétexte pas que « oui-mais-aujourd'hui-c'est-dimanche-et-les-magasins-sont-fermés », on ne grogne pas qu'« on n'est pas trop mangas » ou qu'« avec de multiples fractures aux jambes, c'est très douloureux de se déplacer ». On fonce chez son revendeur le plus proche, on se saisit du premier exemplaire venu et on se précipite en caisse sans même prendre le temps de le feuilleter. Le dessin pourrait bien être l'oeuvre d'un enfant de six ans adepte du néo-surréalisme-malgré-lui (ou pire : de Masami Kurumada) que ce ne serait pas une excuse acceptable pour passer à côté.


Un manga original sans petites culottes ni leveling parapsychique, ça ne se refuse pas. Car le monde de l'édition étant ce qu'il est (c'est-à-dire : ce qu'il ne devrait pas être, mais c'est une autre histoire), la chose est devenue si rare qu'elle s'accueille avec les alléluias en dolby surround de rigueur. Alors si de surcroît, le manga est français et s'il s'offre le luxe de surpasser les trois quarts des nouveautés sur le marché, il n'y a que deux explications possibles : soit c'est bientôt la fin du monde, soit celle-ci a déjà eu lieu et on n'en a rien su.


Parce que soyons francs, le manga français, jusqu'ici, c'était pas folichon. D'un côté, on avait notre lot d'imitations, tâtonnantes mais sincères, des succès les plus stéréotypés du pays du soleil levant (Dreamland se distinguant avantageusement de la concurrence). De l'autre, une flopée de BDs européennes surfant sur l'effet-mode en affublant ses protagonistes de grozyeux, de poitrines bien en chair et des perruques fluos, réduisant la richesse du genre à d'autres stéréotypes pas vraiment plus flatteurs ni plus respectueux.


Et voilà que déboule sur le marché l'illustre duo Guérin-Lapeyre, sans tambours ni trompettes mais avec beaucoup mieux : de l'envie à revendre, une énergie stakhanoviste (c'est que tenir un rythme « à la japonaise » n'est pas à la portée de tout artiste), une solide expérience dans leurs spécialités, une vraie complicité humaine et une indiscutable culture japanophile biberonnée à l'Albator ou au capitaine Flam. C'est vous dire si la concurrence n'a qu'à bien se tenir.


Car non content de proposer un thème aussi original qu'enthousiasmant, les deux compères esquivent avec brio tous les écueils du genre : rien d'amateur dans ce City Hall-là.


Plutôt que d'imiter ou de travailler à l'instinct, ils s'approprient les codes, digèrent leurs influences, pensent leurs choix en professionnels.


Ni trop diluée, ni trop elliptique, leur narration témoigne du soin avec lequel ils ont établi leur plan de travail, si bien que le rythme de leur oeuvre y gagne un équilibre, sans temps morts mais sans précipitation non plus. Les évènements s'enchaînent de manière fluide, naturelle, sans qu'à aucun moment le scénariste ne se prenne les pieds dans son propre tapis : les dialogues font mouche, les répliques échappent au poncif, les caractères des personnages se complètent agréablement, chaque élément de cette alchimique équation est parfaitement dosé pour un effet « pierre philosophale » garanti. On attendait du plomb, on se retrouve avec des lingots d'or. Ou plus prosaïquement : un bel hommage aux oeuvres foisonnantes et décomplexées dont il s'inspire.


Le dessin lui-même ne se limite pas à un copié-collé de ce qui se fait de plus populaire et possède son identité bien à lui, accentuée par un encrage « à l'européenne » du meilleur effet.


Qu'on se le tienne pour dit : une mécanique si bien huilée, dans ce domaine, c'est un authentique tour de force. Pour un peu, on s'y laisserait prendre, et on en est ravi.


Comment, ce n'est pas japonais ?


Et bien soyons chauvins, ça mériterait de l'être.


Loin de ne proposer qu'une énième itération d'un modèle usé jusqu'à la corde, ce City Hall démontre avec brio que le manga français peut rivaliser avec son inspirateur, quand il s'en donne la peine. Il démontre aussi que ses auteurs n'ont rien inventé, au fond : les êtres de papier peuvent prendre vie, quand la plume qui leur donne naissance connaît bien son affaire.


Sans l'ombre d'un doute, on tient ici une référence en la matière.

Liehd
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Non mais y'a aussi des trucs bien, en BD. Faut pas croire. et Les meilleurs mangas

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le 8 sept. 2015

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Liehd

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