"Népotisme", du latin nipote, "neveu" ; pratique consistant à favoriser la promotion sociale des membres de la famille, très répandue parmi les membres de la curie du Vatican au Moyen-Âge, lesquels avaient l'habitude de conférer titres et privilèges à leurs "neveux", euphémisme désignant en réalité leur progéniture illégitime.


Non pas qu'ils fussent les seuls à s'en être rendus coupables à une époque où le phénomène était si courant qu'il a fini par intégrer le langage courant, mais il ne fait aucun doute que les sulfureux Borgia en sont devenus l'incarnation-même auprès du grand public. Il y a de quoi : ainsi apprenons-nous qu'à peine âgé de quatorze ans, Cesare était déjà intronisé évêque de Pampelune ! Titre "purement" honorifique, certes, mais Motoaki Hara nous rappelle que Pampelune était l'une des rares villes de la Péninsule ibérique à avoir résisté jusqu'au bout à l'envahisseur maure, ce qui lui conférait un aspect bien particulier... et un peu lourd à porter pour le jeune garçon, aussi mature et intelligent soit-il. Mais il faudra attendre le tome 6 pour en apprendre plus à ce sujet.


Pour l'heure, nous allons faire connaissance avec celui que Miguel, pourtant jusqu'alors plutôt charitable avec ses employeurs, décrivait comme "un être sans scrupules" dans le premier album : le patriarche du puissant clan Borgia, Rodrigo, alias "Lo Spagnolo", né Roderic Llançol, conde de Borja y Borja, cardinal et vice-chancelier de l'Église. Aussi peu flatteurs qu'aient été les commentaires le concernant, Le Valençais a cependant fière allure sous la plume de Fuyumi Soryo : belle chevelure brune, menton haut, nez busqué, lèvres sensuelles, port altier malgré une légère corpulence ... il n'est pas difficile de voir en lui le géniteur de notre héros ! D'autant que comme lui, ses manières sont excellentes, surtout lorsqu'il s'agit de charmer l'hôte de son fils à Pise, l'archevêque Raffaele Riario.


La raison de ce manège envers un adversaire traditionnel de la famille Borgia et de leurs alliés toscans les Medici devient vite apparente : sa Sainteté le pape Innocent VIII se meurt, lentement mais sûrement, d'où la nécessité de lui trouver un successeur. Or, en sa qualité de numéro deux du Saint-Siège, le "généreux et populaire" Rodrigo fait évidemment figure de favori du conclave à venir... mais pour l'emporter, il aura besoin de voix qui ne lui sont pas acquises d'office, quitte à débaucher les soutiens de son principal rival, le cardinal Giuliano Della Rovere.


Parlons-en, de ce messire Giuliano, puisque Fuyumi Soryo profite de ce petit détour par Rome pour l'introduire en fanfare. Massif lui aussi, mais le cheveu clair et la mâchoire plus carrée, Della Rovere n'a rien à envier au charisme du Borgia, mais là où son opposant ibère est tout en force tranquille, le Génois n'est que bruit et fureur, au grand dam du veule Rafaelle, lequel supporte de moins en moins bien les éclats de colère et l'arrogance de son aîné. Della Rovere est cependant plus fin que son impétuosité et ses insultes xénophobes ne le suggèrent de prime abord, comme le montre son plan pour saper les efforts des Borgia... en assassinant Cesare ! Aux grands maux les grands remèdes...


Ce bref aparté romain est d'autant plus passionnant qu'il est l'occasion pour la dessinatrice de montrer l'une des particularités de sa technique : l'utilisation des décors et des espaces pour susciter l'émotion. Ainsi, une bonne partie des explications sur la situation politique de la Curie se fait en voix-off, sur fond de chapelle Sixtine pré-Jugement Dernier. Le plafond étrangement vide et étoilé de ce lieu devenu emblématique apparaît donc prémonitoire, quand on sait qu'après des décennies de luttes acharnées, c'est le cardinal Giuliano Della Rovere devenu pape Jules II qui commandera sa fameuse fresque à Michel-Ange.


Pendant que la tension monte dans les couloirs du Saint-Siège, à Pise le jeune étudiant Angelo Da Canossa, toujours en compagnie de Cesare, continue sa découverte de l'envers du décor de la prestigieuse université et de sa célèbre tour inclinée. Son élan de charité envers un petit garçon condamné à la rue se retourne contre lui, puisque le quignon de pain offert est immédiatement volé des mains du bambin et que les deux visiteurs sont attaqués par les voleurs. Seule l'intervention du cercle espagnol leur sauve la vie, mais comme l'image du bébé noyé ne suffisait pas, Angelo est désormais marqué à vie par par le spectacle des loqueteux froidement égorgés par Miguel et les autres gardes du corps du Borgia, qu'il prenait pour de paisibles étudiants comme lui. Étrange spectacle que ces adolescents prenant la vie sans sourciller...


Ces émotions auront même réussi, un court moment, à sortir le flegmatique Cesare de ses gonds. Tout évêque qu'il est, le jeune homme laisse éclater la colère et le dégoût que lui inspirent l'Église en général et l'ordre dominicain en particulier, qu'il rend responsables de ce désastre. Inutile de préciser qu'Angelo est pour le moins choqué d'entendre un ecclésiastique tenir pareil discours. Les fait donnent cependant raison au jeune Espagnol, dont les arguments sont étayés lors d'une nouvelle séquence absolument somptueuse, où Fuyumi Soryo reproduit avec minutie l'intérieur de la cathédrale de Pise. En parlant d'argumentation, nous avons ensuite droit à un nouveau débat universitaire, encore plus intéressant et bien écrit que celui du tome précédent.


Les auteurs profitent en effet de la présence du professeur Cristoforo Landino, éminent spécialiste de La Divine Comédie, texte fondateur de la langue vernaculaire italienne, pour relater une anecdote véridique, mentionnée par Dante dans son Neuvième Cercle : celle du comte Ugolino, enfermé avec toute sa famille par un archevêque rival et réduit au cannibalisme, dans l'indifférence pisane. Il s'agit bien sûr d'inciter à la réflexion sur la responsabilité des peuples, tout en peaufinant les personnages : ainsi, Giovanni de Medici s'insurge contre la "noirceur de l'âme humaine" tandis que Cesare ne manque pas de faire remarquer, non sans humour noir, que la terreur suscitée par le châtiment d'Ugolino est un mode de gouvernance cynique mais viable. Angelo, toujours prompt à mettre les pieds dans le plat, déplore quant à lui la passivité des Pisans, ce à quoi Cesare réplique que "le peuple n'est libre de rien". Je ne peux pour ma part m'empêcher de songer aux paroles de Joseph de Maistre : "toute nation a le gouvernement qu'elle mérite."


Le reste de l'album n'est que prétexte à introduire quelques unes des personnalités les plus marquantes de cette époque richissime, à commencer par Christophe Colomb, présenté ici comme un marchand régulièrement employé par les Borgia et une sorte d'oncle adoptif du jeune Miguel. Gouailleur, enthousiaste et ombrageux, ce Colomb signé Soryo m'a tout l'air d'avoir été inspiré par l'interprétation de notre Gérard Depardieu national dans 1492 de Ridley Scott ! Puis c'est au tour de Lorenzo de Medici, souverain sage mais affaibli par la maladie, de faire une brève apparition. Le célèbre mécène est fier de pouvoir présenter Le Printemps de Botticelli à un Cesare ébloui par tant de beauté. Le jeune Borgia est en revanche moins impressionné lorsqu'il assiste à une diatribe du fameux Savonarole, père prieur des Dominicains de Florence. "Un jour, je t'offrirai son cadavre au bout d'une corde" déclare-t-il même froidement en espagnol à Miguel, "l'hérétique" juif que Savonarole voue au gibet puis aux flammes de l'enfer.


Last but certainly not least, c'est l'homme devenu le symbole-même de la Renaissance qui pointe le bout de son nez curieux lors de cette séquence florentine : Léonard de Vinci en personne, alors jeune inventeur sous la protection des Medici et point encore de François 1er. Son dialogue avec Cesare fait un peu figure d'énigme du père Fourra, mais il n'en est pas moins charmant, et gageons qu'il aura une grande importance sur le développement du Cesare condottiere de la deuxième moitié de sa vie...

Szalinowski
9
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le 14 sept. 2019

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