- Mais vous… Qu’avez-vous aperçu exactement, monsieur l’abbé.
- Je ne sais pas… Je ne sais plus… Quand j’ai écarté les livres, j’ai eu un tel saisissement ! … Attendez… Une face noircie de… de poussière…de poussière de livres, peut-être… Dans la pénombre, je n’ai vu que des yeux… Des yeux effrayants…

La tête de Bourdon quand je vais lui parler d’un loup-garou !

Depuis « Traquenard au Havre », premier tome de la saga, Ric Hochet s'est imposé comme une référence du polar, multipliant les enquêtes d’une étonnante variété, bien que souvent ancrées dans un réalisme méthodique. Pourtant, au fil des albums, la série a laissé filtrer çà et là des touches d’étrangeté, des éléments singuliers flirtant avec l’inexplicable... Jusqu’au tome 12 : « Les Spectres de la nuit », où le scénariste André-Paul Duchâteau bascule pleinement dans le surnaturel en livrant une véritable histoire de fantômes, avec son atmosphère pesante et ses codes horrifiques assumés. Mais Duchâteau ne s’arrête pas là. Cette fois, il décide d’explorer un autre mythe terrifiant : celui du loup-garou. Et pas n’importe quel récit de lycanthrope, mais une enquête où Ric Hochet lui-même se retrouve plongé dans une horreur palpable, une traque bestiale où réalité et cauchemar s’entrelacent. En tant qu’amateur inconditionnel du loup-garou, quelle jubilation de voir le plus grand journaliste-détective de la bande dessinée (désolé, Tintin, même si je t’aime beaucoup) aux prises avec une créature aussi mythique que féroce !


Les enquêtes de Ric Hochet, tome 15 : « Le Monstre de Noireville » a le mérite de frapper un grand coup, et ce dès les premières cases en happant le lecteur. Pas de fioriture, on attaque directe dans le vif à travers une ambiance étrange et onirique. On est projeté dans un décor énigmatique, sans repères ni explications, juste une discussion dans un bar pour nous transposer aussitôt au cœur de l’action. Une action faisant corps avec le fantastique ! Puis, peu à peu, le brouillard se dissipe, et l’histoire se précise : une enquête policière aux allures de traque infernale, où Ric Hochet et le Commissaire Bourdon, feignant de ne pas se connaître, s’immergent dans l’atmosphère inquiétante de Noireville pour élucider un meurtre mystérieux.

- Voici les photos qui ont été prises de Klaven après sa mort !...

- Bon sang !

- Oui, Ric ! Cet homme est mort terrifié… Comme si…

- Comme s’il avait vu quelque chose de surnaturel !

Un simple fait divers se posant comme le prélude à une descente aux enfers. Il n’en faut pas plus à notre duo pour se lancer dans une enquête qui les mène droit au cœur des Ardennes françaises, dans le village reculé de Noireville. Un hameau perdu où, à chaque nuit de pleine lune, une créature sanguinaire rôde et frappe, laissant derrière elle une traînée de cadavres. D’abord sceptiques, Ric Hochet et le commissaire Bourdon balayent d’un revers de main ces rumeurs de monstre. Mais très vite, des faits troublants et inexpliqués s’accumulent. Ce qui relevait de la superstition se mue en une menace bien réelle, jusqu’au moment inéluctable : le face-à-face entre l’homme et la bête.


Pourtant, Le Monstre de Noireville ne cède jamais à la facilité d’un récit horrifique dénué de subtilité. Bien au contraire, André-Paul Duchâteau joue avec virtuosité sur deux tableaux : celui de l’illogique et celui de la logique, dans un hommage évident à un roman policier de 1901 « Le Chien des Baskerville » de Sir Conan Doyle. Alors, cette créature n’est-elle qu’un leurre destiné à masquer les crimes d’un être rationnel, ou bien la menace est-elle véritable ? Cette dualité traverse tout l’album, brouillant un temps les certitudes du lecteur comme celles des enquêteurs. Mais Duchâteau va plus loin. Il ne se contente pas de convoquer le mythe du loup-garou : il l’ancre dans une réalité clinique glaçante. Car derrière l’ombre de la bête se cache un esprit malade, une folie bien humaine. Ici, le monstre n’est pas une créature surnaturelle, mais une victime de lycanthropie clinique, une forme de psychose paranoïaque qui pousse l’individu à des actes dont il n’a plus conscience. Une interprétation fascinante du mythe, d’autant plus novatrice en 1972 (date de sortie de l’album par les éditions Le Lombard) qu’elle n’avait jamais été exploitée avec une telle finesse, du moins pas par Sir Conan Doyle, ni par les mythiques films de la Hammer. Avec Le Monstre de Noireville, Duchâteau signe certainement le premier récit de bande dessinée à explorer pleinement cette dimension, et peut-être bien le premier récit tout format confondu (romans, films…), transformant son histoire en un thriller psychologique angoissant et terriblement humain.


- Heu, vous n’allez pas rire de moi ?
- Pourquoi ?
- Quelque chose que j’ai remarqué… La nuit du 8 au 9 mai…
- Eh bien… ?
- C’était une vraie nuit de légende... Une nuit de pleine lune !

Mais le coup de génie de ce quinzième tome ne vient pas que de Duchâteau, mais aussi de Gilbert Gascard, alias Tibet, qui déploie dans le trait de dessin une atmosphère magistrale. Son travail évoque immédiatement l’âge d’or du cinéma fantastique britannique, notamment les productions de la Hammer. Chaque case est un bijou d’ambiance, où le dessin et la colorisation s’unissent pour créer une tension frissonnante palpable. À ce stade de la saga Ric Hochet, jamais les décors n’avaient été aussi magnifiés, et c’est un exploit, tant l’environnement a toujours été un point fort de la série. Mais ici, on atteint un sommet : les Ardennes françaises deviennent un territoire menaçant, un écrin parfait pour une histoire d’horreur gothique. C’est un miroir des landes brumeuses des classiques anglais du genre, où s’élève un imposant châteaux en ruine, surplombant des catacombes sinistres jonchées d’antiques instruments de torture. La mise en scène, elle aussi, est une réussite totale. Tibet joue avec les codes visuels du cinéma d’épouvante, multipliant les gros plans sur les regards terrifiés, distillant une peur insidieuse par des contrastes subtils qui amplifient la tension. Parmi les artifices graphiques brillants demeure la manière dont le loup-garou est introduit : des griffes hirsutes émergeant des taillis, des pupilles ardentes transperçant les ténèbres, des crocs menaçants scintillant de salive.... Autant d’apparitions furtives, jouant sur l’instinct de terreur, bien plus efficaces que l’horreur frontale.


Le combo entre les dessins de Tibet à travers l’influence de la pleine lune, et le climat de suspicion à travers l’écriture de Duchâteau, font de cet album une œuvre que je considère comme parfaite. Les exemples ne manquent pas pour illustrer sans difficulté cette union parfaite entre deux artistes de talent. En atteste le portrait glaçant des villageois de Noireville, hostiles aux étrangers, murés dans leurs superstitions et ravagés par l’effroi. Dès les premières pages, ils s’imposent dans un bar à l’atmosphère pesante, affichant une hostilité à peine voilée. Entre silences lourds et sujets tabous, ils esquivent toute mention de cette créature prétendument tapie dans l’ombre, abandonnant ainsi les enquêteurs à leur sort, au risque de les précipiter vers un danger mortel. Leur silence coupable, leur refus de parler de la créature qui hante leur région, ajoutent une tension sociale et psychologique qui enrichit considérablement l’intrigue Une conduite rappelant des œuvres iconiques comme « Le Bal des Vampires » de Roman Polanski sorti en 1967 ou encore « Le Loup-garou de Londres » de John Landis, mais celui-ci étant sorti après cet album en 1981, il serait amusant d’imaginer qu’il aurait pris son inspiration de cette bande dessinée (c’est beau de rêver).


Et comme un clin d’œil au genre policier dont Ric Hochet est issu, Duchâteau et Tibet glissent une référence très explicite à Sir Arthur Conan Doyle. Lors de la kermesse annuelle de Noireville, Ric et Bourdon endossent les costumes de Sherlock Holmes et du Dr. Watson, dans un hommage assumé au maître du polar. Et comme pour sceller cette parenté franco-britannique, Bourdon, un verre à la main, lâche un mémorable : « Un petit coup de blanc, mon cher Watson. » Un pur instant de génie. Mais ce n’est pas tout. Cette fête est aussi l’occasion pour les auteurs de célébrer d’autres figures mythiques, comme Robin des Bois ou encore Blanche-Neige, mais le plus intéressant vient d’une myriade de références à la bande dessinée franco-belge. Parmi les convives costumés, on aperçoit une galerie de personnages cultes, comme Astérix, Chick Bill, le Marsupilami… Le plus surprenant vient d’un des personnages de l’album, l’abbé Rémy dont les traits du visage rappellent fortement ceux d’Hergé. Un vibrant hommage à des maîtres comme Albert Uderzo, René Goscinny, André Franquin et Hergé, comme si, le temps de quelques cases, Ric Hochet revendiquait sa place parmi les grandes icônes du neuvième art de la bande dessinée. Une déclaration à peine voilée… et que je soutiens entièrement.


CONCLUSION :

Les enquêtes de Ric Hochet, tome 15 : « Le Monstre de Noireville » s’impose comme un chef-d’œuvre d’ambiance et de suspense, mêlant habilement enquête policière et horreur gothique dans un hommage aux classiques du genre. Grâce au talent de Duchâteau et Tibet, l’album transcende le mythe du loup-garou en s’appropriant les codes du mythe du loup-garou tout en les réinterprétant, explorant ses racines psychologiques, tout en affirmant la place de Ric Hochet parmi les grandes œuvres du neuvième art.


Un album parfait !


Un irresponsable vit à Noireville… Un être en proie à une hallucination chronique… Mr Jeckyll le jour et Dr Hyde la nuit !...

B_Jérémy
10
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le 25 mars 2025

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