Taxista se déguste bien noir

Dans ma petite liste de sources de satisfactions personnelles, la découverte d’oeuvres qui me tabassent au corps et me laissent le sourire béat fait partie de mes kifs préférés.


Avec un supplément de bonheur si les œuvres en question sont macabres, malsaines, cinglées ou étranges, trempées dans du mauvais genre bien dégoulinant.


Avec Taxista, Marti extirpe son œuvre d’une Espagne post-franquiste, libérée de son carcan. Publiée dans la revue espagnol d’avant-garde « El Vibora » entre 1982 et 1985, l’heure n’est pourtant pas à la joie et à l’innocence, mais à la peinture caricaturale d’une société à la morale trouble.


Taxista a pourtant l’air de ces héros de bande-dessinée bien installés dans la vie, il est chauffeur de taxi, et est toujours prêt à donner un coup de main à la société. Mobilisé par la police, il va parfois aller chercher les « marginaux » dans leurs sales quartiers pour les emmener à la prison. C’est à la suite d’une mauvaise rencontre qu’il va se retrouver confronté à une famille de déclassés, les Perez, dont le grand frère Juanita sera le meneur, emportant dans ses sales histoires sa propre famille.


Comme le dit la préface de cet album, Taxista a parfois été accusé d’être une œuvre conservatrice, mettant face à son héros la pauvreté criminelle pour mieux la pointer du doigt. Ce serait une lecture bien trop réductrice, inconsciente de la provocation de son auteur. Car Taxista est sûr de ses principes, de sa valeur morale, même s’il sera plus d’une fois confronté aux doutes ou à ses quelques faiblesses. S’il prétend aimer sa mère adorée, l’héritage qu’elle lui promet à sa mort ne le laisse pas indifférent. Cet argent promis une fois retrouvé (et dans quelles conditions grotesques ! ) sera le fil rouge des péripéties entre Taxista et les Perez.


Un héros pétri de valeurs morales et chrétiennes, qui ne voit d’abord pas d’un œil bienveillant le retour de sa sœur, Montserrat, prostituée des grands chemins. La même personne formera au métier la petite sœur de Juanita, jeune fille farfelue, sensible aux plaisirs de la drogue, candide marginale. Avec Taxista, la violence est imprégnée de partout, tout comme le sexe, avec son ambivalence habituelle, entre la pudeur qui se veut pure de Taxista et une sexualité de la rue, banale, où la tarification sexuelle n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Marti le propose sans sexualisation outrée, elle est même gênante, car évoquée mais trouble.


Dans cette Espagne des bas-quartiers voire des bas-fonds, la famille reste primordiale, entre celle de Taxista et des Perez, une dévotion filiale qui se veut solide, mais inconsciente des modes de fonctionnement dans laquelle elle s’est enfermée. Taxista et Juanita sont deux faces d’une même pièce, et elle n’est guère brillante. Car même en déclarant Taxista plus moral, c’est bien de revanche et d’argent dont il va être question entre eux, dont leurs proches seront les victimes plus ou moins directes.


Avec Taxista, Marti offre un film noir, dont la noirceur ne passe pas que par celle des âmes, mais aussi des ambiguités malsaines de son monde. L’influence semble puiser dans les comic-stips policiers américains, dont le Dick tracy de Chester Gould est le plus connu. Les bandes à l’horizontale dans le classique « trois cases » enferment l’action, mais dans chacune de celle-ci Marti use d’un sens de la composition évident. Malgré une certaine étroitesse, rien n’est laissé au hasard, et le trait lourd et l’encrage noir trahissent les influences américaines. Les personnages ont d’ailleurs ces traits bien caricaturaux, encore exagérés lors des émotions les plus violentes. L'auteur crée ainsi une sensation de malaise, avec des expressions parfois grimaçantes. Même les francs sourires ne rassurent pas, remplis de noir, ils créent une confusion certaine. De noir, il en est largement question, et la couleur occupe les espaces, les décors, les personnages. De nuit ou de jour, peu importe, rien n’est vraiment rassurant.


Quel dessinateur incroyable que ce Marti pourtant oublié, capable de faire exprimer ses cases, de faire ressortir l’amoralité parfois grotesque de son monde. Certaines de celles-ci sont d’ailleurs des petits bijoux, jouant avec les éclairages, l’architecture, tandis que ses personnages parfois caricaturaux occupent l’espace ou s’en éloignent. Une des rares pleines pages est d’ailleurs stupéfiante, associant deux modes de représentations, une vue aérienne et une vue rapprochée, pour illustrer une carte de ces bas-fonds, avec toujours cette petite intelligence sordide. Car le passage de l’un à l’autre se fait en suivant le texte, passant des tréfonds des habitations pour la prison puis le cimetière, pendant que le texte souligne innocemment la transition. « Notre ami aide à nettoyer la saleté engendrée ici [vue aérienne du « polygone d’urbanisation « le bidonville » »… pour la déposer là [le pénitencier]… ou là [le cimetière] ».


Tout comme ces vieux comic-strips policiers, les péripéties de Taxista ne manquent pas, au point parfois de patiner un peu dans une chasse à l’homme (ou l’héritage) un peu vaine, tandis que le lecteur souhaiterait avoir une vue d’ensemble sur d’autres bas cotés de cet univers. L’épilogue proposé est en ce sens réjouissant qu’il offre de nouvelles pistes pour une suite, avec des promesses peu réjouissantes pour des personnages malmenés.


Ce deuxième et dernier volet des aventures de Taxista fut d’ailleurs longtemps inédit sur nos terres, après ce premier volume publié chez Artefact en 1985, celui qui m’a permis de découvrir cette série noire et étrange, petite perle espagnole méconnue. Heureusement les charmantes éditions Cornélius, habituées à extirper des Limbes des œuvres fortes, ont édité l’intégrale de Taxista en 2008 (dont je squatte la fiche), ainsi que Docteur Vertigo du même auteur. Merci à eux.

SimplySmackkk
8
Écrit par

Créée

le 16 janv. 2024

Critique lue 7 fois

1 j'aime

SimplySmackkk

Écrit par

Critique lue 7 fois

1

D'autres avis sur Taxista

Taxista
SimplySmackkk
8

Taxista se déguste bien noir

Dans ma petite liste de sources de satisfactions personnelles, la découverte d’oeuvres qui me tabassent au corps et me laissent le sourire béat fait partie de mes kifs préférés.Avec un supplément de...

le 16 janv. 2024

1 j'aime

Du même critique

Calmos
SimplySmackkk
8

Calmos x Bertrand Blier

La Culture est belle car tentaculaire. Elle nous permet de rebondir d’oeuvre en oeuvre. Il y a des liens partout. On peut découvrir un cinéaste en partant d’autre chose qu’un film. Je ne connaissais...

le 2 avr. 2020

49 j'aime

13

Scott Pilgrim
SimplySmackkk
8

We are Sex Bob-Omb and we are here to make you think about death and get sad and stuff!

Le film adaptant le comic-book culte de Brian aura pris son temps avant d'arriver en France, quatre mois après sa sortie aux Etats-Unis tandis que le Blu-Ray est déjà sur les rayons. Pourquoi tant de...

le 5 janv. 2011

44 j'aime

12

The King's Man - Première Mission
SimplySmackkk
7

Kingsman : Le Commencement, retour heureux

En 2015, adaptant le comic-book de Mark Millar, Matthew Vaughn signe avec le premier KingsMan: Services secrets une belle réussite, mêlant une certaine élégance anglaise infusée dans un film aux...

le 30 déc. 2021

39 j'aime

12