Les ayant lu dans le désordre (comme c'est malin…), je me souviens avoir ouvert pour la toute première fois cet album à la médiathèque d'Orléans lorsque je devais avoir cinq ou six ans et m'être demandé qui diable est ce grand type maigre et au crâne rasé sur la page récapitulative. Le nouveau grand méchant ? Il en a certainement la gueule, bien plus que le minet de la couverture, assis sur son canapé avec son colt et sa bouteille de whisky (?)… puis je feuilletai le reste des 48 pages, et toujours aucune trace des belles boucles brunes de notre héros.


Maman, papa, c'est un album de Blueberry, je veux Blueberry, où est Blueberry ? Mais il a bien fallu me rendre à l'évidence, ce bagnard qui se délecte de tarte à la myrtille (ah ah…) et passe son temps à fuir et se cacher était bel et bien le même personnage qui sauvait un convoi avec son clairon et remettait de l'ordre dans Silver Creek sans jamais se départir de son sourire carnassier. De l'eau a coulé sous les ponts !


Même après tout ce temps et en lisant ce tome 17 juste après son grand frère Le Hors-la-loi, il s'agit incontestablement à mes yeux d'une des aventures les plus originales du héros "sans peurs mais pas sans reproches" de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud… pour le meilleur et pour le pire.


Le meilleur, car son originalité tient essentiellement à son cadre spatio-temporel. J'ai déjà évoqué dans ma critique du tome précédent à quel point la trame du complot contre le président des USA, largement inspirée par le triste sort de JF Kennedy, offrait une véritable bouffée d'air frais après deux cycles entiers de chasse au trésor. Notre duo d'auteurs va encore plus loin cette fois-ci puisqu'au lieu d'une course-poursuite essentiellement située dans le désert, nous avons droit à un huis-clos se déroulant en 24 heures dans la seule ville de Durango !


Entre les mains expertes de Charlier, personne ne s'étonnera que cela donne lieu à une intrigue relativement basique mais néanmoins passionnante, qui n'est pas sans préfigurer certains classiques du film d'action hollywoodien tels que Die Hard ou Le Fugitif. Blueberry passe certes la majeure partie de l'album à fuir la justice et à se cacher avant de reprendre l'initiative dans les 6-7 dernières planches, qui sont particulièrement intenses et bien mises en scène par Giraud. Surtout, cette vulnérabilité de Blueberry nous le rend plus attachant que jamais. Seul contre tous, il ne peut pas compter sur McClure ou Red Neck mais sur sa seule ruse pour s'en sortir, sa survie et celle d'un président Grant bougon mais pas antipathique formant une ligne directrice autrement plus émotionnellement passionnant que l'or de l'Allemand ou des confédérés. Et puis son bon cœur ne le quitte pas pour autant, puisqu'il sauve une mamie d'un incendie !


Pourtant, et c'est assez curieux en soi, cette intrigue assez simple et concassée entraine davantage de plotholes et de raccourcis que toutes celles s'écoulant sur des mois dans le désert. En raison des remous chez la rédaction de Pilote (Mâtin quel journal!), Charlier a souffert d'une certaine pression durant la conception de ce tome 17 et cela se sent. Simplement dit, Angel Face est plein de petites incohérences et facilités que l'on ne trouvait jusque-là que rarement. Les trois criminels quittent la ville en ébullition sous le nez de sentinelles qui ne leur tirent pas dessus… parce que ? Acculé dans un bordel (pas de jeu de mots, s'il vous plait), Blueberry doit son salut à une charmante inconnue… parce qu'elle le trouve séduisant, un type accusé d'avoir tiré sur le président ? Blueberry attache le soldat Chip à un arbre et personne ne le découvre alors que les troupes patrouillent dans toute la ville ? Les agents de la Pinkerton tombent sur Blake et Doogan au moment même où ils sont en train de parler d'eux ? Blueberry est dans le coin par le plus grand des hasards lorsque Blake et Angel Face fument Doogan ?


Et ainsi de suite… une ou deux fois, ça va, mais les 48 pages en sont vraiment pétries, au point de nous déconcentrer. Mon autre gros souci avec Angel Face, c'est – par moments – le dessin de Giraud. J'avais un peu soupiré en lisant Le Hors-la-loi mais juste parce que son coup de crayon paraissait fatigué après les efforts colossaux de Ballade pour un Cercueil. Ici l'énergie est de retour, mais pas la subtilité et le jeu des ombres. Surtout, c'est la toute première fois que j'observe une régression dans sa représentation des personnages, qui ressemblent de plus en plus à des caricatures. Prenez la clientèle du bordel et les soldats venus y chercher Blueberry, c'est du grand n'importe quoi. Il y a une différence entre dessiner des "gueules" et tomber dans la parodie – ce qui ne serait pas aussi terrible si le propos de l'album n'était pas aussi sérieux. Les personnages de Muriel (encore une Muriel?!), personnage le plus plantureux de toute la bibliographie charliérine, et de sa grand-mère fumeuse de cigare sont hélas aux antipodes de Chihuahua Pearl ou du baron Luckner, et jurent avec le reste de l'album…


Mais Giraud ne serait pas Giraud s'il ne nous gratifiait pas pour autant d'au moins quelques planches d'anthologie. Celle d'ouverture, avec ce gros plan sur Angel Face superposé au cortège de Grant, est le meilleur moyen de scotcher le lecteur d'entrée. La mort des deux agents de la Pinkerton est extraordinairement brutale, de même que celle de Doogan. Mais il y a une double planche en particulier, vers le milieu de l'album, dont je ne me lasserai jamais.


Tenu en joue par un flic zélé, Blueb' ne doit son salut qu'à la maladresse de deux hommes de Blake, qui abattent l'infortuné homme de loi par erreur. Mike se cache derrière un cheval, laisse passer les deux malfrats dans un silence de mort qu'on imagine uniquement perturbé par le tintement de leurs éperons, se saisit en douceur d'une winchester et les abat tous deux sur place ; le premier dans une case large, histoire de bien faire gicler le sang, le second en l'espace de deux cases, l'une montrant Blueberry dans un pose qui rappelle Le Penseur de Rodin, l'autre en gros blanc sur le visage du malfrat qui s'effondre dans un hurlement tu, comme en ralenti.


Mais Giraud nous réserve le meilleur pour la fin : en sueur, les yeux voilés, Blueberry cède à la pression et tombe à genoux devant le spectacle des trois cadavres. Qu'il est loin le temps où MSB abattait Buddy Bass ou "Crazy" en restant aussi stoïque que Clint Eastwood ! Devenu un animal traqué, sa tension est permanente et la maitrise de soi n'est plus de rigueur. La peur et la haine, telles sont les ombres qui voilent son regard.


Je n'ai d'ailleurs pas encore mentionné le vrai "grand méchant" de ce tome 17 qui est, contrairement à ce que pensait petit moi, le tueur à face d'ange qui rejoint Quanah, Jethro, Allister et Prosit dans la longue tradition des bad guys donnant leur nom à un album. Un peu muselé par Blake et Kelly dans l'aventure précédente, Marmaduke O'Shaughnessy contribue à l'originalité de l'album, ses traits enfantins jurant avec ses glorieux ancêtres apaches, allemand et mexicains et rendant sa méchanceté d'autant plus venimeuse. Bien sûr, son physique avantageux ne résistera pas à la fin de l'album, son triste sort réussissant l'exploit d'être encore plus violent et effrayant que le meurtre des Pinkertons…


Au final, Angel Face constitue un des albums les plus mémorables de la série. Son rythme, son ambiance et sa violence sont sans pareils. Dommage qu'il faille aussi compter avec beaucoup de déchet, tant au niveau des facilités du scénario que du dessin plus complaisant, dirons-nous, de Jean Giraud. Mais plus d'un fan citerait cette 17e aventure comme la fin de l'âge d'or de Blueberry, et bien que je pense qu'il n'arrive guère à la cheville du Spectre aux balles d'or ou de Ballade pour un cercueil, je partage ce constat. La fin d'une époque, voilà ce que je me dis chaque fois que je le referme sur le visage défiguré de celui désormais ironiquement appelé "Angel Face".

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le 19 mars 2019

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