Destruction d'un héritage et autres réflexions

En lisant ce comic, j'ai un peu eu l'impression de lire une histoire des années 70, voire même avant, du moins au début. En cause certainement le dessin de Jim Aparo, clair et simple, mais impersonnel et sans fioritures, à base de personnages aux mentons carrés qui se ressemblent tous. Un style incroyablement daté, surtout si on le compare à celui de Brian Bolland ou David Mazzuchelli qui avaient tous deux oeuvré quelque temps plus tôt respectivement sur « A killing joke » et « Year: One ».

Mon impression se basait aussi sur le scénario. Très simple, et virant peu à peu à la farce improbable. Batman et Robin traversent le globe et se retrouvent à chaque fois, par le plus grand des hasards, face au Joker qui voyage pourtant pour des raisons totalement étrangères aux leurs. En gros, le clown maléfique veut juste se refaire du pognon, tandis que Robin, Jason Todd, souhaite ardemment retrouver sa mère. Il est donc tout à fait normal que le trio se retrouve au Moyen-Orient et en Afrique pour se combattre. Heu, non, pas du tout, en fait... Et le Joker qui occupe un poste officiel pour l'Iran... Pourquoi pas Marc Dutroux en ambassadeur de la Chine ?

Bien sûr, on a plusieurs incohérences de cette sorte mais, si on s'attarde sur la valeur intrinsèque de l'histoire, on se rend compte que ces simplifications scénaristiques ont le mérite d'aboutir à des situations paradoxalement intéressantes et même, pour l'époque, inédites. Le fait que le duo masqué retrouve le Joker, « comme par hasard », en dehors des murs de Gotham est rafraichissant pour la mythologie du Chevalier Noir. Les couleurs un peu criardes typées « années 80 » retranscrivent bien cet exotisme pulp qui est une autre facette des aventures de Batman, généralement allouée à ses confrontations avec Ra's al Ghul. Plus particulièrement, une séquence d'infiltration de Batman dans un camp de terroristes m'a fait penser à l'univers de Metal Gear Solid, ce qui n'est pas pour me déplaire. On a même droit à un combat contre un boss, juste après !

Mais les choses ne sont pas aussi innocentes qu'elles paraissent, et j'ai bientôt du me rendre à l'évidence suivante: « Un deuil dans la famille » est bien un pur produit de l'ère moderne, sombre et désespéré. Tout retour à l'Age d'or est impossible comme l'une des pensées de Batman le souligne: alors qu'il se rend compte que son jeune protégé Robin a peut-être bien commis sa dernière erreur, Wayne commence à se demander ce qui a bien pu lui passer par la tête en cherchant à faire équipe avec un adolescent ! « Suis-je fou ? » se demande-t-il, comme en écho aux exhortations du Joker dans sa précédente aventure « Killing Joke ». Il avait déjà fait équipe avec un autre Robin, bien sûr, Dick Grayson, mais « C'était une époque moins dangereuse » se remémore-t-il. La perte d'innocence du médium comic-book est ici particulièrement bien soulignée, dans une espèce de lucidité conceptuelle intrinsèque aux oeuvres postmodernes.

Alors oui, ce cheminement s'effectue à travers une suite de séquences souvent peu inspirées dans la mise en scène et dans les dialogues mais plusieurs moments sonnent justes et sont parvenus à me toucher ne serait-ce que de façon fugace, particulièrement grâce à Jason, remarquable Robin, rebelle mais détenteur d'un amour inconditionnel, même dans la trahison, ce qui en fait une figure tragique, sans doute trop tôt mise à l'écart par le vote des lecteurs DC de l'époque. Car comment ne pas souligner l'excellente initiative qui donnait à choisir aux fans le déroulement de l'histoire par la grâce d'un simple coup de fil ? Comment ne pas s'émerveiller du pouvoir offert à de « simples » consommateurs qui devenaient, l'espace d'un instant, les architectes de toute la future continuité du plus célèbre des héros sans pouvoirs ? Un coup de génie, à mon simple avis, auquel l'éditeur resta fidèle jusqu'au bout, malgré les conséquences que cela pouvait apporter: un malaise dans le monde autrefois enfantin de la BD mainstream américaine.

Ici, il est question de pornographie infantile, de drames humanitaires et de géopolitique internationale. Le tout n'est que survolé, malheureusement, ce qui empêche fatalement au scénario de décoller vers autre chose que la sphère du prétexte narratif. Mais quand bien même: la révolution est en marche, plus que jamais. La farce du Joker ambassadeur (quelle ironie d'offrir à ce personnage absurde une situation qui l'est encore plus) conduit à l'une des réactions les plus intéressantes de toute la carrière de Batman: l'immunité diplomatique du criminel empêche le justicier de porter la main sur lui alors que, plus que jamais, sa soif de vengeance, totalement légitime, l'amène à poser un regard neuf sur l'absurdité des lois. Pour la première fois, le Chevalier Noir se décide à tuer. Il ne peut en être autrement. Quid de la sainteté d'un personnage aussi emblématique qui, peu de temps auparavant, reprochait justement à son pupille Jason sa propre soif de venger la mort de son père ? Comment concilier la consensualité des comics grand public avec la légitimité narrative d'un père à qui l'on arrache son fils adoptif ? Des questions importantes, qui font éclater au grand jour l'ambiguité d'un personnage complexe enfermé dans ses propres contradictions.

S'il avait été écrit de nos jours, cet ouvrage se serait ramassé un 6 poli, peut-être même un 5. Mais la remise dans le contexte est importante. A tous les niveaux, nous sommes bien en face d'une pierre angulaire de la mythologie du Chevalier Noir et même de l'industrie de la bande-dessinée...

N.B.: L'édition d'Urban Comics contient une deuxième histoire, "Les vivants et les morts" dont vous pouvez trouver ici ma critique: http://www.senscritique.com/bd/Batman_A_Lonely_Place_of_Dying/critique/18210505
Amrit
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le 3 juil. 2013

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Amrit

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