Fossiles de rêves regroupe une quinzaine d’histoires courtes scénarisées et mises en vignettes par Satoshi Kon. Ceux qui connaissent l’œuvre cinématographique du réalisateur japonais ne seront guère surpris par l’acuité de son regard, son ton parfois caustique et sa capacité, ici plutôt discrète, à entremêler le réel et l’illusion. Des films tels que Perfect Blue ou Paprika ont en effet assis sa réputation d’auteur, parfois radical mais rarement pris en défaut dans ses choix artistiques.


Dystopies


Parmi les nombreuses histoires proposées dans ce recueil se trouvent deux récits dystopiques charpentés avec soin. Le premier, « Sculpture », ouvre l’ouvrage. Après la « Grande guerre », Tokyo a été vidée de sa population, qui s’est établie dans une nouvelle ville baptisée « La Cité ». L’ancienne capitale continue toutefois d’abriter des individus venus au monde avec des pouvoirs surnaturels. Ces « singuliers » subissent la haine des « conformes » qui les prennent en chasse. Dans la lignée d’une série comme X-Men, « Sculpture » narre le rejet ordinaire d’un groupe extraordinaire. La seconde dystopie, glissée en fin d’album, est conçue en deux parties et s’intitule « Les Prisonniers ». Elle est à la fois plus longue et plus dense que la précédente. Elle prend pour cadre un monde sans aspérité, où tout est notifié à l’aide de caméras de surveillance, de cartes et de matricules, et où des parents « aimants » sont prêts à envoyer leurs enfants dans des centres de redressement pour qu’ils se conforment aux attentes sociales. Avec ses robots-flics (on songe évidemment à L’Incal de Jodorowsky) et ses thérapies de reconversion par catharsis (ici à l’Orange mécanique de Kubrick), « Les Prisonniers » dresse le tableau désabusé d’un monde excessivement normé et sécuritaire, recourant aux manipulations mentales pour gommer les individualités susceptibles de troubler l’ordre public.


Société


C’est par cargaison entière que Satoshi Kon radiographie les déviances humaines. Un voleur récidiviste dérobe sans le savoir la camionnette d’un kidnappeur. En sauvant malgré lui la fillette qui faisait l’objet d’une demande de rançon, il passe opportunément pour un héros national. Dans « Mise au point », des parents engagent le professeur particulier de leur fils pour enquêter sur lui. Mais le jeune homme est lui-même sur la trace de sa mère, coupable d’un adultère… avec son professeur principal. Aux contraintes étudiantes (ne pas fréquenter de fille pour se consacrer entièrement à ses études) vient se juxtaposer une infidélité qui traduit de manière édifiante toute l’hypocrisie des normes sociales nippones. Le sauveur opportuniste et hypocrite figure aussi au centre d’« Un été sous tension ». Une jeune femme est agressée par son ex-copain, incapable de maîtriser ses pulsions. Un étudiant aux intentions tout aussi charnelles lui vient en aide, espérant ensuite récolter les dividendes de son investissement.


Dans « Ce n’est qu’un au revoir… », Satoshi Kon jette un regard moqueur sur les étudiants. Ces derniers sont auscultés sous une lumière noire qui en révèle toutes les lâchetés et facéties. C’est un (faux) dépucelage en bande, en sollicitant (ou pas) les services de professionnelles. C’est un repas naïvement offert à deux invitées ravies de consommer à l’œil. C’est une liaison ou une lettre d’admission bassement cachées à un camarade. « Au-delà du soleil » apparaît plus léger et surtout caractérisé par la course folle d’une grand-mère alitée dans un lit d’hôpital. « Les Invités » investit le genre fantastique et déconstruit les apparences, tandis que « La Bête » pourrait se dérouler dans un Japon médiéval où les retournements d’alliances sont légion.


Un recueil précieux


Presque exclusivement en noir et blanc, bénéficiant des traits fins et inspirés de Satoshi Kon, Fossiles de rêves constitue un recueil indispensable aux admirateurs du cinéaste japonais. Non seulement certains de ses motifs affleurent çà et là (la psyché humaine et ses traitements thérapeutiques, la techno-surveillance, la dualité rêve/réalité, la jeunesse, etc.), mais le choix des angles et de la composition des plans, ainsi que la gestion du rythme et du mouvement, préfigurent pour partie le réalisateur qui va bientôt s’affirmer. Datées des années 1980, ces courtes histoires n’ont pas pris une ride et comportent en leur sein des critiques et préoccupations toujours d’actualité.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
8
Écrit par

Créée

le 13 nov. 2020

Critique lue 275 fois

6 j'aime

Cultural Mind

Écrit par

Critique lue 275 fois

6

D'autres avis sur Fossiles de rêves

Fossiles de rêves
Anvil
8

Rêves éveillés

Fossiles de Rêves fournit l'occasion d'explorer davantage l'art de Satoshi Kon, disparu trop tôt, et qui a sévi tant du côté de l'animation que du manga. Remarques sur l'ouvrage Nous avons entre les...

le 28 févr. 2017

4 j'aime

Fossiles de rêves
Pascoul_Relléguic
7

Critique de Fossiles de rêves par Pascoul Relléguic

Fossile de rêves est un recueil des histoires courtes de Satoshi Kon. On y découvre ses premiers travaux, très (très) influencés par le style graphique d'Otomo, au contenu scénaristique encore...

le 11 mai 2017

3 j'aime

Fossiles de rêves
MusashiOne
8

Fossiles d'une vie

Superbe recueil des histoires courtes de Satoshi Kon. Il n'est bien sûr pas encore à l'apogée qu'il atteindra plus tard car en tout début de carrière, et certaines de ces histoires aux thèmes...

le 18 janv. 2020

2 j'aime

Du même critique

Dunkerque
Cultural_Mind
8

War zone

Parmi les nombreux partis pris de Christopher Nolan sujets à débat, il en est un qui se démarque particulièrement : la volonté de montrer, plutôt que de narrer. Non seulement Dunkerque est très peu...

le 25 juil. 2017

68 j'aime

8

Blade Runner
Cultural_Mind
10

« Wake up, time to die »

Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des...

le 14 mars 2017

62 j'aime

7

Problemos
Cultural_Mind
3

Aux frontières du réel

Une satire ne fonctionne généralement qu'à la condition de s’appuyer sur un fond de vérité, de pénétrer dans les derniers quartiers de la caricature sans jamais l’outrepasser. Elle épaissit les...

le 16 oct. 2017

55 j'aime

9