La fin du Premier Millénaire ne réussissait pas vraiment à la santé de Mike S. Blueberry : laissé pour mort à la fin du tome 24 Mister Blueberry sorti en 1995, il est… laissé pour mort en dernière page de Mission Sherman, deuxième album du spinoff Marshall Blueberry, sorti en 1993 ! Vraiment, c'est moi qui vous le dit : personne n'a dû fêter l'An 2000 avec autant de joie et surtout de soulagement que lui.


Personne, si ce n'est les fans inconditionnels du personnage, moi compris, car on n'y croyait plus vraiment à la conclusion de cette trilogie ; c'est long, sept ans ! Les versions diffèrent quant à la raison de ce retard, mais la plupart finissent par converger pour établir que Jean Giraud naviguait à vue en ce qui concerne la conception du scénario de son spinoff. Que les rapports entre lui et son dessinateur William Vance se soient sérieusement dégradés ou non, ce dernier, déjà bien occupé par XIII, se lassa et prit la porte, laissant ses pinceaux à Michel Rouge, compagnon de longue date de Giraud, son assistant sur de nombreux albums de la série classique et son coloriste entre les tomes 19 et 22.


Ce changement de dessinateur est incontestablement ce qui définit ce troisième et dernier album de Marshall Blueberry, Frontière Sanglante. Votre appréciation en sera en effet grandement changée selon que vous êtes un fan de Vance (et de sa reprise de Blueberry en particulier) ou non. En ce qui me concerne, j'ai déjà fait part de mon adoration du natif d'Anderlecht et de son trait à la fois brutal et flashy, emblématique de la décennie de mon enfance. Je suis donc immensément déçu qu'il n'ait pu achever une trilogie qu'il aura largement contribué à rendre intéressante de par son travail sur les deux premiers tomes.


Ce n'est pas pour autant que je cracherai sur Michel Rouge, l'effort de ce dernier étant plus que vaillant. Rouge, comme je l'ai dit, était à bien des égards l'apprenti-Giraud, son fils spirituel. Cela se ressent sur son dessin, littéralement à chaque case. C'est une bonne chose, et une mauvaise tout à la fois. Bonne, car il y a pire que de s'inspirer de Giraud, surtout avec autant d'exactitude. Mauvaise…car Rouge n'est pas Giraud, malgré ses efforts. Personne n'est Giraud.


Le trait de Vance se mariait bien à celui de Moebius car ils avaient en commun une certaine agressivité, une élégance du trash. Celui de Rouge est juste élégant ; très joli certes, mais il lui manque ce grain de folie qui explosait hors des pages de tant d'albums de la série originale. Rouge ne s'inspire pas seulement de Giraud, il imite – ou plutôt essaie d'imiter, pour un résultat propre et sage.


Frontière Sanglante, comme son titre l'indique, ne fait pourtant pas dans la dentelle – l'hémoglobine est souvent au rendez-vous, surtout vers la fin. L'album est d'ailleurs plutôt bien rythmé, avec une première moitié assez lente, durant laquelle les joueurs se mettent en place. La blessure de Blueberry étant pourtant probablement aussi grave que celle de Mister Blueberry (trois balles de colt contre une balle de fusil à bison, qui gagne?), notre héros ne passe pas deux tomes entiers au lit mais une seule planche ou deux. Totalement irréaliste, mais on ne va pas s'en plaindre… il ne perd d'ailleurs pas son temps pour coucher avec Tess Bonaventura (dont le dessin, là encore très sage, de Rouge la fait ressembler à Kate Beckinsale plus qu'à la Brigitte Bardot brune de Mission Sherman) alors même qu'une explosion détruit la rédaction du brave juge Harper (lequel a une double-casquette de journaliste, aaaah l'Ouest sauvage…).


D'ordinaire je n'aime pas trop le sexe gratuit dans la BD franco-belge, surtout dans les séries classiques, mais en l'occurrence j'aurais été curieux de voir comment un homme avec le bras dans le plâtre peut faire l'amour ! Mais l'infirmité de Blueberry permet de mettre les projecteurs sur son assistant Red Neck (serait-ce une métaphore de la relation Giraud/Rouge ? Je me plais à penser que oui…), ce qui est incontestablement un très bon point. Red (ah ! Vous voyez ? CQFD) n'a jamais eu l'occasion de briller tout seul, toujours un peu étouffé par l'envahissant McClure. L'ex-messager du général Dodge est pourtant au moins aussi drôle, beaucoup plus pince-sans-rire et cynique, tout en étant la voix de la raison du trio. Cette ambivalence vieux sage/alcoolique est utilisée à merveille tout au long de cette troisième aventure, dont les meilleures séquences sont souvent de simples échanges entre lui, Blueb', Tess et le maire Strathmore, plus sympathique et progressiste qu'il en avait l'air.


Les dialogues sont bien gentils, mais en attendant l'intrigue doit avancer : Carmody, qui croyait s'être débarrassé de son épine dans le pied, change alors de tactique en enlevant Tess pour attirer Mike dans son antre.


Le bras dans le plâtre, à court d'inspiration, Blueberry a la chance de retomber sur un deus ex machina prénommé Jérémie, le tricheur de Mission Sherman, lequel lui fait profiter de son espèce d'exo-squelette distributeur de cartes pour confectionner une machine infernal digne des rêves les plus fous de Q dans les films James Bond. Remarque, quoi de plus logique pour s'occuper d'un sosie d'Hugo Drax ? Cette séquence chez Carmody est totalement barrée mais jouissive, le coup des flingues intégrés au plâtre étant bien sûr le clou du spectacle – ça et la réplique étrange du heavy Ballander : "J'aime dessouder les flics… mais ce que j'adore, c'est dessouder les fédéraux !" Dommage que ça se termine en queue de poisson avec la syncope de Carmody et la capitulation de sa bande.


Sauf que… ce n'est pas terminé ! Par un twist un peu maladroit, nous apprenons que la veuve Carmody, Jessica, virago blonde et hystérique qui portait la culotte au sein du couple, est en fait la fille du juge Harper, lequel sous ses faux airs de Dumbledore était partie prenante du trafic d'armes avec le Mexique. C'est d'ailleurs vers ce pays que le papa et sa fille cherchent à s'enfuir.


Mike et Red devront toutefois attendre une autre belle blonde, Chihuahua Pearl, pour traverser le Rio Grande, puisque lassés de leur traitement par Jessica et désireux de faire main-basse sur leur magot, les trois hommes de main du juge se retournent contre eux. S'ensuite une séquence d'une bonne demi-douzaine de planches, aussi violente qu'hallucinée, dont aucun des cinq protagonistes ne sort vivant et qui se termine par un plan magnifique du massacre en plein désert, sous les nuages et le soleil couchant, occupant une page entière. Good stuff.


Et voilà, mission accomplie, Jim McClure arrive à Heaven, mais juste pour vider un godet. Nous n'aurons jamais l'occasion de vraiment dire au revoir à Tess, ce qui est dommage, mais la belle obtient des crédits pour son ranch féministe, donc tout est bien qui finit bien.


On ne va pas se mentir, c'est surtout cette séquence du massacre dans le désert qui fait s'achever Marshall Blueberry sur une note explosive – alors même que le shériff au Nez-Cassé n'avait rien à voir avec, ce qui est d'autant plus original. Giraud n'est pas toujours très inspiré lorsqu'il décide de tuer à tours-de-bras, comme le montrent notamment Angel Face et Dust, mais la brutale escalade de la folie meurtrière de Jessica Harper a quelque chose de sentencieux et d'apocalyptique, surtout dans un cadre comme celui-là, qui confères à ces quelques planches quelque chose d'unique et de magnifiquement terrifiant.


Verdict ? Frontière Sanglante est sympathique, dessiné par Vance je l'aurais même probablement dit supérieur au précédent. On vire parfois dans le n'importe quoi avec les gadgets de Jérémie, mais l'alchimie entre Mike et Tess et la présence chaleureuse de Red Neck en font un album qui dépasse la plupart des six-huit dernières réalisations de Giraud sur la série originale.


Dans l'ensemble Marshall Blueberry n'aura tenu ses promesses que sur deux albums, et de manière sporadique, mais l'ensemble n'en demeure pas moins si réussi que je n'aurais pas craché sur un quatrième tome. Un jour, quien sabe…?

Szalinowski
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le 11 avr. 2019

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