Sorti dans le sillage promotionnel du film The Dark Knight de Christopher Nolan en 2008, Joker est comme son titre l'indique une intrigue principalement axée sur la némésis du Chevalier noir. La tâche de s'attaquer au personnage n'est pour autant pas si évidente pour Brian Azzarello tant nombreux sont les auteurs qui s'y sont essayés, The Killing joke faisant office de chef d'oeuvre insurpassable en la matière.
Mais le scénariste n'a aucunement l'intention de piétiner les plates-bandes de ses prédécesseurs et fait ce qu'il sait faire de mieux, à savoir privilégier une approche réaliste du personnage et de son univers, dans la parfaite continuité du traitement cinématographique de Nolan.


Depuis plus de 70 ans, le Joker, comme une bien cruelle métaphore, aura incarné la liberté dans tout ce qu'elle a de plus terrible, sans aucune contrainte sociale. Incorruptible, rompu à tous les extrêmes et débarrassé des entraves de la morale, le personnage ne se fixe aucune limite. A ses yeux, la vie n'est qu'une blague sordide, absurde, incohérente et cruelle dont la mort représente la chute. Une blague qui tue comme le disait Alan Moore.
Mais jusque-là peu d'auteurs avaient abordé le personnage de manière tout à fait réaliste.
Brian Azzarello nous donne à voir le Joker sous un angle plus crédible encore qu'il ne l'a jamais été. Le Joker est ici un véritable gangster, digne de ses nombreux cousins cinématographiques, à la seule différence qu'il est fou à lier, ou plutôt fait-t-il de son mieux pour le faire croire...


Pourtant le point de départ de l'intrigue n'a rien de crédible. L'administration a décrété que le Joker n'était pas fou et n'avait donc plus sa place à Arkham. Il est donc purement et simplement relâché et libre comme l'air malgré tout ce qu'il a pu faire par le passé.
Une bien belle facilité narrative qui aurait pu être contournée par l'évocation d'une énième évasion du personnage. Tout aussi incohérent puisse-t-il être, le prétexte symbolique de la libération d'un tel criminel homicide peut se voir comme un simple dysfonctionnement de l'administration, incapable de juger le Joker pour ce qu'il est. Est-il fou ou tout ce qui a de plus pragmatique ? Comment a-t-il fait pour les convaincre de le relâcher? Cette dernière question reviendra souvent dans les premiers dialogues sans que le Joker n'y apporte de réponse satisfaisante. Curieuse, cette entrée en matière sert de prétexte pour annoncer le retour du clown à Gotham et justifier sa rencontre avec le narrateur.
Le prétexte permet aussi au scénariste de laisser les coudées franches à ses personnages dans l'escalade de la violence (pas l'ombre d'un flic en uniforme dans le récit, seulement des ripoux assimilés à des portes-flingues).


Azzarello fait ainsi le choix d'introduire le Joker à travers le point de vue d'un personnage neutre et original afin de resserrer le lien entre lecteur et narrateur. Ce personnage dénommé Johnny Frost, ni bon, ni fondamentalement mauvais, fait au départ figure de petite frappe, la tête pleine de rêves de grandeur et de respect, qui voit en l'occasion de travailler pour le Joker, un moyen de gravir plus vite les échelons du milieu. Faisant office de chauffeur, homme de main, confident et souffre-douleur du Joker, Frost est le témoin privilégié des exactions du criminel et de la guerre qu'il mène pour reprendre sa ville aux mafieux qui la lui ont volé durant son séjour à Arkham.
L'occasion de croiser la route de quelques autres criminels légendaires de Gotham, aux aspects quelques peu retravaillés de manière à être rendus plus crédibles.
L'exemple le plus éloquent est ce Killer Croc, principal associé du Joker, se présentant comme un colosse noir à la peau écaillée et à l'appétit aussi insatiable qu'il est douteux (le Joker se plait à insinuer que Croc est un cannibale). Il y a aussi ce Pingouin au physique toujours aussi ingrat, relégué au statut de comptable du crime organisé, ou encore ce Sphynx moderne et éclopé, adepte des piercings, tatouages et bolides customisés. Et puis la sublime Harley Quinn, petite amie du Joker, aussi mutique qu'elle est impitoyable. Le principal rival du Joker pour le contrôle du territoire s'avère être Harvey "Double face" Dent, caïd classieux trouvant l'essentiel de ses porte-flingues dans les effectifs pourris de la police de Gotham.


L'histoire est d'abord celle de Johnny Frost, de ses ambitions criminelles à ses désillusions devant toute l'horreur dont il est le témoin privilégié.
Son récit prend pour cadre les bas-fonds d'une Gotham crasseuse, déliquescente, puant la pisse et le sperme, gorgée de bouges infâmes et de tripots clandestins où le commerce du sexe et de la came bat son plein, dans le plus pur style d'Azzarello.
L'auteur y fait du Joker un personnage excessif tant dans ses actions imprévisibles que dans sa consommation de drogue, d'alcool et de médocs.
Dépendant au dernier degré de l'instant présent, vivant dans l'urgence, le personnage ne semble plus rien accorder à la morale et à toute forme d'avenir. Un Joker possessif et ombrageux, se plaisant à faire croire à sa folie quand il n'est que rongé par la haine et l'amertume, gratifiant les gens d'un sourire fallacieux avant de les abattre dès lors qu'ils les trouvent "ennuyeux, décevants... évidents". Les auteurs iront même jusqu'à le montrer en train de remonter sa braguette après s'être "payé" sur la femme d'un traître.
Un pur enfoiré en somme, dont la logique défaillante le fera déborder sur la gratuité du meurtre car comme Harvey Dent le souligne dans le récit, pour le Joker la mort n'est que la chute de la blague.


De la simple admiration de la légende à la pure fascination que lui inspire le comportement de son nouvel employeur, Johnny Frost va ainsi rapidement déchanter face à la cruauté sans limites dont le Joker fait preuve pour récupérer son territoire.
Car le Joker tout aussi cohérent soit-il au départ pour affirmer sa main-mise et déclencher une guerre des gangs, fait très vite preuve de mouvements d'humeurs hasardeux dont les rues de Gotham finissent par faire les frais.
Pis, le Joker semble moins décidé à reprendre son territoire qu'à provoquer par le feu et le sang, l'intervention inéluctable d'un Dark Knight qui se fait pourtant attendre. De par ses forfaits, c'est ainsi un appel au défi que le clown lance à un justicier invisible.


Ainsi, Batman reste étrangement passif, neutre et invisible durant l'essentiel de l'intrigue. C'est à peine si l'on peut croire à son existence dans cette ville en déliquescence. Le Joker, lui, n'en doute jamais, s'adressant aux cimes urbaines dès lors qu'il vient de mettre le feu à un bâtiment ou provoquer un carnage.
Comme si son seul objectif était de mettre consciencieusement Gotham à feu et à sang pour faire sortir Batman de l'ombre. Comme si par l'escalade criminelle qu'il provoque, le Joker ne cherchait finalement qu'à en découdre une nouvelle fois avec son ennemi de toujours.
Le justicier fait ici office de légende urbaine, son inexplicable silence finissant peu à peu par conditionner l'attitude du Joker. Les dialogues eux-mêmes entre criminels n'évoquent jamais Batman mais le désigne par "il" ou "Lui", comme une déité innommable dont on redouterait la manifestation. Sa présence dans les ombres de la nuit ne fait pourtant bientôt aucun doute, le justicier se cantonnant au simple statut d'observateur. Le récit n'épousera pourtant jamais une seule fois son point de vue, rendant sa présence incertaine et faisant du Joker un dément qui vocifère contre le ciel nocturne, en vain.


Tel un parfait deus ex machina, Batman n'interviendra finalement qu'à la toute fin du récit, à la demande d'un Harvey Dent désemparé qui s'apprête à perdre sa guerre contre le clown prince du crime.
Le rythme s'accélérera alors dès l'entrée en scène du Chevalier noir jusqu'à une conclusion en guise de fin ouverte, nous donnant à voir le pugilat tant attendu entre le justicier et sa némésis, affrontement dont on ne verra pourtant jamais la résolution, le récit se concluant sur la dernière pensée du narrateur.
Johnny Frost est de ces personnages pathétiques, passifs, qui ne se bornent qu'à raconter et dont la chute ne préoccupe personne.


Joker est un roman graphique original dans son traitement réaliste et quasiment inédit de l'univers de Gotham. Le scénario d'Azzarello s'appuie sur le somptueux travail graphique de Lee Bermejo.
En alternant peintures photo-réalistes et dessins aux palettes de couleurs tout aussi variées que contrastées par un sublime encrage relevant la profondeur des ombres sur les faciès des personnages, Bermejo s'affirmait déjà en 2008 comme l'un des meilleurs artistes modernes dans son domaine.
Au niveau de l'approche narrative adoptée par le scénariste Brian Azzarello, le traitement du personnage du Joker pourra cependant décevoir tant il ne se limite qu'au seul point de vue du narrateur Johnny Frost et n'apporte rien de nouveau à sa mythologie. Le récit pose ainsi plus de questions qu'il ne donne de réponses. Il faut voir par exemple cette planche où Frost surprend le Joker à genoux, enlaçant les jambes d'Harley Quinn et pleurant à chaudes larmes sans qu'on ne sache jamais quelle est la cause de son chagrin. Un de ces rares moments où le sinistre clown nous apparaît comme un personnage vulnérable et pathétique, portant son lot de contradictions tant il excelle dans la cruauté durant tout le reste de l'intrigue.
Mais après tout, le Joker est une figure complexe, l'archétype du refus de la servitude sociale, un symbole ouvert à toutes les interprétations de ses "admirateurs".

Buddy_Noone
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le 29 mai 2014

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