Maîtriser le langage, c’est un pouvoir incroyable.

Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre. Il regroupe vingt-et-un gags dont quatorze en une page, initialement parus dans le journal de Spirou. La parution originale de cet album date de 2017. Les histoires ont été réalisées par Pascal Jousselin pour le scénario et les dessins, les couleurs ont été réalisées par Laurence Croix. Il contient quarante-deux pages de bande dessinée.


Imbattable se rend dans sa cuisine et ouvre la porte du réfrigérateur pour en sortir la brique de lait. Il referme la porte, la brique de lait à la main et il se rend compte, en regardant vers le bas, qu’une agression se déroule dans une ruelle, dans la bande de cases juste en-dessous de celle où il se trouve. Il saute depuis sa case sur la première bande, dans la case juste en dessous de celle où il se trouve, dans la deuxième bande celle juste en-dessous. Dans cette dernière, une jeune femme tenant son fils par la main, se rend compte qu’elle vient d’entrer dans une impasse sordide. Deux malfrats y entrent à leur tour, les empêchant d’en sortir, et le plus costaud demande à la femme de leur filer son fric. Dans la dernière case de cette deuxième bande, Imbattable tombe sur le dos dudit malfrat, en provenance directe de la case située juste au-dessus. L’autre malfrat réagit immédiatement en dégainant son flashball. Dans la case suivante, une balle provenant d’un tir se déroulant dans la case située dans la troisième bande, estourbit le second agresseur. La jeune mère regarde les hommes inconscients au sol, ainsi que Imbattable en bredouillant et en finissant par dire qu’elle n’a rien compris.


Imbattable se trouve dans le bureau d’un conservateur de musée : celui-ci l’informe qu’il a besoin de son aide car un tableau très précieux a été volé dans son musée. Le voleur est sous les verrous, mais il refuse de dire où il a… Le conservateur s’interrompt car Imbattable dans la case du dessous est en train de donner un paquet enveloppé, de la taille d’un tableau, à Imbattable qui se tient devant le conservateur. L’Imbattable de la case de dessus le remet au conservateur qui enlève le papier d’emballage protecteur et qui n’en revient pas car il s’agit bien du tableau qui lui a été dérobé. Il demande au superhéros comment il a fait et celui-ci répond que c’est juste l’ébouriffante puissance de la bande dessinée. Alors qu’il revient d’acheter son pain, Imbattable est hélé dans la rue, il s’agit d’un appel à l’aide. Il pousse le portillon d’un jardinet dans lequel une vieille dame aux cheveux blancs regarde le sommet de son arbre dans lequel sa chatte Minouche est coincée. Elle demande à Imbattable s’il croit qu’il va réussir à monter tout là-haut. Pas besoin, lui répond-il, en se baissant pour attraper le chat au sommet de l’arbre, dans la case juste en-dessous. Il tend la chatte à la vieille dame qui le remercie chaleureusement.


Une bande dessinée issue du journal de Spirou, un titre maniant la dérision en associant la justice et les légumes frais, un superhéros qui n’a pas un corps bodybuildé, qui ramène sa baguette sous le bras, et dont le logo sur le torse correspond à un découpage d’une page en bandes et en cases. En outre, il est attaqué par un robot, l’une des deux menaces les plus génériques des histoires de superhéros, à égalité avec les méchants envahisseurs extraterrestres. Le lecteur a compris sans peine qu’il s’agit d’une parodie. Le premier gag repose également sur une situation typique des comics de superhéros : une agression urbaine dans une ruelle déserte en pleine ville et sale de surcroît. En revanche, le reste détonne, et c’est un euphémisme. Le superhéros est tranquille dans sa cuisine à vaquer à une occupation des plus anodines, et son apparence est parodique : masque sur la partie supérieure de la tête, sans iris ni pupille visibles, petite cape noir qui lui arrive tout juste à la moitié du dos, culottes courtes et bottes de catcheur, sans oublier un ventre bien arrondi, attestant clairement qu’il ne réalisera pas de prouesses physiques, ni ne surmontera d’épreuves de force. Le plus imprévisible se produit dans la troisième case de cette première bande : Imbattable saute dans la case immédiatement en-dessous. Il se laisse tomber, laissant la gravité faire son œuvre et se retrouve dans la case du dessous en termes d’agencement sur la page, mais trois cases plus loin en termes de narration. Durant les deux cases intermédiaires, la scène a changé de lieu, et quatre autres personnages ont été introduits dans cette ruelle.


Au cas où le lecteur nourrirait encore des doutes, l’auteur utilise ce même procédé une seconde fois dans cette page quand Imbattable ramasse le pistolet tombé à terre dans la quatrième bande pour tirer sur le malfrat qui se situe juste au-dessus dans la troisième bande. Non seulement, l’artiste fait à nouveau usage de la disposition spatiale relative des cases, mais en plus le scénariste utilise le résultat (le malfrat neutralisé ayant laissé tomber son arme à terre) pour provoquer ce résultat (Imbattable ramasse l’arme à terre et s’en sert pour neutraliser le malfrat), produisant ainsi un paradoxe temporel, une boucle paradoxale où la réaction précède l’action. Le bédéiste brise ainsi le quatrième mur, non pas avec un personnage qui s’adresse au lecteur en direct, mais en jouant avec l’un des principes de fonctionnement de la bande dessinée : ce système de narration transforme le temps en espace. L’auteur mélange ces deux utilisations de l’espace, brouillant la distinction entre temps et espace, créant des boucles, des paradoxes temporels et spatiaux, et d’autres effets encore.


Dans un premier temps, le lecteur constate bien que les dessins sont tout public : un niveau de détails adapté, par exemple pas forcément des lacets aux chaussures, pas toujours des plis aux vêtements, souvent des surfaces bien lisses et propres sans aspérités ou trace d’usure, quelques pièces qui se limitent à un parallélépipède rectangle très géométrique, des chaussées bien plates et uniformes, des trottoirs bien rectilignes, et parfois des arrière-plans vides, ou uniquement avec le trait de contour supérieur de l’horizon des bâtiments. Dans le même temps, les pages donnent une impression d’être bien remplies. Cela tient au fait de l’utilisation régulière du gaufrier, soit avec douze cases (quatre bandes de trois cases), soit avec seize cases (quatre bandes de quatre cases). Le scénariste intègre souvent des phylactères dans la plupart des cases. Finalement, le lecteur se rend compte que bien des cases comportent un niveau élevé d’informations visuelles : le décor en arrière-plan, deux, trois, quatre ou cinq personnages, et pas mal d’éléments comme les véhicules sur la voie publique, les aménagements, meubles et accessoires en intérieur. Au fil des pages, il peut relever bon nombre de détails : le logo complexe sur le torse du costume d’Imbattable, les barrières métalliques le long d’un escalier en extérieur, le petit jardinet aménagé et bien entretenu devant le pavillon de la mamie du superhéros, les joueurs en pleine partie sur le boulodrome, les véhicules attendant au passage à niveau, le carrelage d’une piscine vidée de son eau, la foule à un discours du maire de Grandville, les casseroles dans la vitrine d’un magasin, ou encore les tasses, bols et soucoupes dans un meuble du salon d’Imbattable, etc.


Le personnage principal passant littéralement d’une case à l’autre ajoute encore à cette impression de pages bien remplies. Côté intrigue, le scénariste s’en tient à des menaces très clichés des comics de superhéros en les détournant souvent vers la dérision. Outre les robots tueurs et l’agression dans une ruelle malpropre et sans fréquentation, le lecteur retrouve le vol d'œuvre d’art, le braqueur passé maître dans l’art de la fuite, le savant fou avec ses inventions diaboliques et destructrices, l’élu qui abuse des pouvoirs qui lui ont été confiés, l’industrie chimique qui détruit l’environnement, et bien sûr un supercriminel, Némésis récurrente du superhéros. De temps à autre, ce dernier accompli aussi une bonne action en décalage avec les capacités que lui confère son super-pouvoir, par exemple sauver un chat coincé au sommet d’un arbre. Il est entendu que Imbattable triomphe à chaque fois, en utilisant au moins une fois sa capacité à se déplacer comme bon lui semble dans la page, sans respecter les bordures de case, ou leur chronologie.


Le scénariste ne se limite pas à répéter le même schéma à chaque histoire ou à chaque gag. Il introduit trois autres personnages qui disposent eux aussi d’une capacité différente pour mettre à profit le fonctionnement de lecture d’une bande dessinée. Le lecteur découvre ainsi un bouliste qui se bat pour sauver son terrain de pétanque, un apprenti superhéros, 2D-boy, très conscient des catastrophes que peuvent provoquer les utilisations de son superpouvoir, et enfin un supercriminel, le Plaisantin, que le lecteur suppose destiné à être un ennemi récurrent et que l’auteur a indiqué être inspiré, librement, de Joker, l’ennemi de Batman. Même si les intentions de Plaisantin s’avèrent criminelles et un tantinet sadiques, elles sont mise en scène de manière à rester dans un registre tout public, et même enfantin. Ces pouvoirs donnent lieu à d’autres formes de narration paradoxale, et même à une page donc il manque littéralement un morceau qui a été désintégré par un rayon laser, laissant le lecteur s’interroger et vérifier s’il n’a pas acheté un tome défectueux.


Une série de superhéros à la française à destination d’un lectorat d’enfants : certes il y a déjà eu des réussites éclatantes comme Supermatou créé par Jean-Claude Poirier en 1975, mais il y a également eu une flopée d’ersatz insipides. Ici, Pascal Jousselin choisit le registre de la parodie gentille dans un environnement français, avec des enjeux simples, et une narration visuelle plus nourrie qu’il n’y paraît de prime abord. Le lecteur se dit vite qu’il triche car son superhéros est capable de s’affranchir de la succession ordonnée et chronologique des cases. En bafouant ainsi les règles élémentaires de la bande dessinée, l’auteur engendre une narration paradoxale qui s’avère ludique et très savoureuse pour le lecteur adulte.

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le 22 avr. 2023

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