Krimi
7.9
Krimi

Roman graphique de Thibault Vermot et Alex W. Inker (2025)

Pourquoi ce titre allemand pour une BD française ? Probablement parce qu’il indique un genre d’œuvre (ici un film) dont la traduction en français (crime) déçoit, alors qu’on sent bien dès son utilisation qu’il sous-entend une intrigue avec un ou plusieurs crimes et leur résolution. Il faut dire aussi qu’ici tout se passe en Allemagne. D’ailleurs, les titres de chapitres sont également en allemand (traductions disponibles en fin d’album), certains passages aussi (et sans traduction). Ce n’est un inconvénient qu’à première vue, car on devine l’essentiel par le contexte. A vrai dire, les auteurs (Thibault Vermot pour l’écriture et Alex W. Inker pour le dessin et le scénario) font un choix qui rappelle celui de Robert Merle pour La mort est mon métier en considérant que l’usage de l’allemand contribue à établir l’ambiance qu’ils recherchent.


La BD met en scène le cinéaste allemand Fritz Lang qui s’attèle justement à la réalisation d’un krimi, suite à sa rencontre avec l’inspektor Lohmann, de la Kriminalpolizei. Le réalisateur termine le tournage de La femme sur la Lune (1929) qui n’obtiendra pas le succès escompté et que la crise économique éprouve la société allemande. Lohmann apporte au réalisateur le sujet de ce krimi sur un plateau, car lui-même enquête sur l’affaire du « Vampire de Düsseldorf » qui traumatisa l’Allemagne de l’époque. Maintenant, que penser de cette relation entre Lohmann et Fritz Lang ? Leur premier échange nous fait comprendre qu’ils se retrouvent sept ans après. Après quoi me direz-vous ?


Eh bien, il se trouve que Lisa Rosenthal, la première épouse de Fritz Lang, a trouvé la mort de manière suspecte, d’un coup de feu au domicile conjugal. La narration nous fait supposer que Lohmann a mené l’enquête. Si cette enquête a conclu à une mort accidentelle et non à un suicide, le rôle de Fritz Lang dans l’affaire n'est peut-être pas anodin. A tel point qu’il pourrait en garder un indélébile complexe de culpabilité, quelque chose de suffisamment marquant pour imprégner toute son œuvre de cinéaste.


L’homme Fritz Lang présente donc quelques zones d’ombre. Ainsi, il arbore régulièrement un monocle et la légende le prétend borgne, avec plusieurs hypothèses sur l’origine de son handicap, si handicap il y a… Quant à Lohmann, c’est le nom du policier qui intervient à la fin du film M le maudit (1931). De là à l’imaginer tout aussi réel que le cinéaste, et même capable de l’entrainer dans les nombreuses péripéties jalonnant l’album, je reste sceptique. J’y verrais bien un habile artifice scénaristique pour guider Fritz Lang dans son travail préparatoire. D’ailleurs, Thea von Harbou qui était sa scénariste attitrée (et devint sa seconde épouse) contribua au scénario de M le maudit comme pour La femme sur la Lune qui était même adapté d’un de ses romans. Tout cela pour dire que les auteurs sont si bien documentés qu’on en apprend pas mal sur Fritz Lang, son travail, sa vie et sa personnalité. A tel point qu’on a du mal à faire la part des choses entre les nombreux détails véridiques et certains qui peuvent leur convenir pour leur scénario.


Le cinéaste Fritz Lang, un raconteur d’histoires dans l’âme s’intéresse à cette affaire du vampire de Düsseldorf qui l’inspire. Cependant, il ne faudrait pas croire qu’il se contente d’une simple adaptation, car il fait œuvre personnelle. Il en est de même à mon avis pour ce roman graphique où les auteurs utilisent de nombreux points vérifiables, tout en creusant leur propre sillon. Le lien qui se noue entre le cinéaste et le policier leur sert de base pour justifier tout le reste. Ainsi, ils s’intéressent à la relation entre Fritz et Thea. A cette dernière, ils font dire « Quand un crime est commis, c’est toute la société qui est responsable. A un niveau ou un autre ! Toute la société ! » Le cinéaste a également l’occasion d’observer le criminel réel, puisque arrêté, interrogé et jugé. Auparavant, la BD présente l’homme en action sur des planches muettes en ombres chinoises qui montrent la déconcertante facilité avec laquelle il parvient à ses fins (« La rue est devenue un terrain de chasse »). La BD s’attache à mettre en évidence le relâchement des mœurs (à tous les niveaux de la société) qui accompagne la montée du nazisme. Le dessin en noir et blanc contribue largement à planter cette atmosphère poisseuse qui correspond parfaitement à ce qu’on observe dans le film M le maudit (le premier film parlant du réalisateur). Y contribuent le tournage dans un hangar à zeppelins et la participation de truands réels (véridique) pour le tribunal improvisé dans les sous-sols de la ville à la fin du film.


Constitué de chapitres de longueurs inégales, le scénario procède par touches, chacune avec son importance. L’intelligence du propos général se trouve renforcée par un dessin qui contribue à faire ressentir l’ambiance trouble de l’époque. Alex W. Inker sacrifie la beauté du dessin pour une approche, à l’encre et au fusain, qui fait son effet. On comprend comment et pourquoi le film M le maudit a pu marquer les esprits pour devenir un classique du cinéma. Le paradoxe ici, c’est cette façon de montrer les crimes en ombres chinoises, selon une esthétique très réussie. Un choix qui présente néanmoins l’avantage de ne présenter ces moments de cruauté gratuite que par des silhouettes anonymes, dans des situations qui ne laissent aucune place pour le doute.


Cet épais roman graphique (278 pages) ne peut qu’inciter à voir ou revoir le film de Fritz Lang. Après les récents Ava qui montrait Ava Gardner dans un voyage promotionnel à Rio de Janeiro et L’enfer qui met en scène un projet avorté de film par Henri-Georges Clouzot, il représente un nouveau jalon du lien entre BD et cinéma.

Electron
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le 6 avr. 2025

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