Cet album est souvent considéré comme le chef-d'oeuvre technique de Hergé. En ce qui me concerne, c'est loin d'être aussi évident...
Après sa petite escapade lunaire, Hergé est fatigué. Pour la première fois, la suite des aventures de Tintin va se faire attendre puisque ce n'est qu'après une année presque jour pour jour que "L'affaire Tournesol" va paraitre dans le journal préféré des 7 à 77 ans, à partir du 22 décembre 1954, pour se terminer le 22 février 1956. C'est long, et le souci du détail de l'auteur n'est pas la seule explication à envisager. Des retrouvailles avec une amie d'enfance (la fameuse "Milou" dont le surnom a sans doute influencé Hergé lorsqu'il a fallu nommer un certain toutou), la mort de l'abbé Wallez, son ancien mentor récemment sorti de prison, et un grave accident de voiture de sa femme, Germaine, le bouleverseront quelque peu. Heureusement pour lui, Tintin est en train de s'auréoler d'un véritable succès mondial, et les rentrées d'argent lui permettent d'agrandir ses studios, auxquels viennent se joindre deux nouveaux illustres collaborateurs: Jacques Martin ("Alix") et Roger Leloup ("Yoko Tsuno"). Et puis, nous autres les mecs, nous savons bien qu'il existe un remède plutôt efficace contre les petits coups de mou: tromper sa femme (d'où l'intérêt d'en avoir une) ! Hergé, qui est apparemment aussi lubrique que son héros est asexué, n'hésitera d'ailleurs pas à jeter son dévolu sur une de ses coloristes, une certaine Fanny qui n'est sans doute qu'une petite passade sans lendemains...
Reprenant le thème de l'espionnage de la guerre froide utilisé dans "Objectif lune", Hergé s'inspire de "German Research in World War II", le livre d'un scientifique américain (un nommé Leslie E. Simon) chargé d'étudier les armes secrètes des nazis après leur capitulation. Fait exceptionnel dans l'oeuvre d'Hergé, le livre apparait directement dans "L'affaire Tournesol", fidèlement reproduit, et fait partie intégrante de l'intrigue (c'est à la page 23 que ça se passe, les gars). La seule autre fois que la documentation de Hergé était ainsi apparue entre les mains du reporter à la houppe, c'était dans "L'oreille cassée"... Le plus étrange, c'est que l'auteur fait clairement mention pour l'unique fois dans sa saga de la Deuxième Guerre mondiale, guerre qu'il s'était jusque là évertué à "dissimuler" via quelques indices subtils. Bah, mieux vaut tard que jamais... Les moins myopes d'entre vous auront d'ailleurs remarqué que la couverture du livre de Simon présente TRES étrangement une fusée qui ressemble fortement à celle construite par Tryphon dans l'aventure lunaire de Tintin...
Attaquons-nous directement à l'album lui-même, à présent. Graphiquement, il est superbe et témoigne de la très riche documentation que Hergé est allé glaner sur place en croquant fidèlement la Suisse où une large partie de l'aventure se déroule. L'auteur est entré dans sa période de maturité, et l'aide de ses studios lui permet d'afficher toujours plus de détails qui viennent nourrir l'arrière plan graphique de l'album. Mais côté histoire, je dois avouer avoir été beaucoup moins emballé. Le mystère qui plane durant les premières pages est rapidement éventé. On comprend très vite que Tournesol a été enlevé à cause d'une de ses inventions et la trame repose dès lors sur la ténacité de Tintin et de Haddock à le retrouver. Sauf qu'on nous avait déjà fait le coup avec les 7 boules de cristal et que, dans ce dernier, le suspens et l'ambiance étaient autrement efficaces. Car une grande partie de "L'affaire Tournesol" consiste en une sorte d'errance ponctuée de dialogues qui tentent de faire croire à un scénario plus complexe qu'en réalité. Les allers-retours de notre duo et leur looooongue course-poursuite viennent ainsi faire écho aux répétitions narratives de Tintin qui ne peut pas s'empêcher de surexpliquer tout ce qui arrive. Prenez par exemple la scène du conducteur italien. Le type n'en n'a RIEN à carrer de savoir après qui il court: il fait juste ça pour le fun. Il ne demande RIEN à Tintin mais celui-ci ne peut s'empêcher de déballer toute l'histoire depuis le début. Je comprends bien qu'à ce moment, il s'agit d'une espèce de touche d'humour, mais lorsque qu'un gag concerne directement le personnage de Tintin, il faut avouer que ça ne marche pas souvent (d'où l'intérêt de Haddock).
Et puis, quelle idée d'avoir mis en retrait les Dupondt... si c'est pour mieux incorporer un nouveau personnage encore plus insupportable: Séraphin Lampion. Le but d'Hergé était de représenter tout ce qu'il n'aime pas chez son prochain: le sans-gêne, le froussard, le pique-assiette... Hé bien, c'est réussi ! Si les Dupondt parvenaient tout de même à être sympathiques, malgré leur lourdeur, il n'en n'est rien pour cet assureur du Diable, horripilant au possible et totalement inutile au scénario. Heureusement, lorsque nos héros arrivent en Bordurie, l'éternel ennemi des Syldaves, l'aventure devient bien plus intéressante: caricature des dictatures, tant nazie que communiste (!), le pays de Plekszy-Gladz propose un épisode savoureux, quoique trop bref, où il ne s'agit plus de poursuivre mais, au contraire, de s'échapper et se cacher. L'intensité revient alors à point nommé jusqu'à un final qui semble malheureusement bâclé, digne des premiers albums, avec une dose insensée de chance en faveur des héros, au point d'en être ridicule.
Enfin, qu'il me soit permis d'exprimer mon ENORME mécontentement au sujet de Tournesol: après nous en avoir dressé un portrait magistral dans les deux précédents épisodes, Hergé le fait redevenir sourd, sans doute pour s'assurer un quintal de futurs gags faciles. Lui faire remettre son appareil acoustique au moins de temps en temps semblerait une bonne idée, ne serait-ce que dans un souci de cohérence (vu l'importance de ses découvertes dont il est supposé discuter avec un de ses collègues, se rendre volontairement sourd est un non-sens). Mais tout esprit de logique semble avoir abandonné le savant dès l'instant où il a entrepris d'améliorer une arme de destruction nazie (rappelons que Tryphon est un pacifiste convaincu, hum !). Hergé se contente donc de lui offrir un rôle de potiche, digne d'une princesse de conte de fées, ce qui sied plutôt bien à l'attitude chevaleresque de Tintin, toujours privé de véritables demoiselles à sauver.
Malgré tout, la beauté de son dessin, l'humour souvent percutant et quelques bons moments (la rencontre entre Haddock et l'excellent personnage qu'est la Castafiore) rendent la lecture de cet album agréable... mais sans plus. Heureusement, Hergé a encore quelques jolis tours dans son sac.