Le problème du fil rouge.

La reprise de Gaston par le dessinateur québécois des Nombrils pourrait faire peur aux non-initiés, car à la première vue sa série phare pourrait s'apparenter à un humour proche des Blondes. Il n'en est rien, la série des Nombrils s'est bonifiée avec le temps et complexifiée, on passe d'un sketch d'une planche dans les premiers albums à une véritable trame narrative dans les derniers avec des évolutions de personnages. Delaf et Dubuc (sa scénariste) se sont mis à faire des fils rouges, le principe de faire tenir un sketch dans une planche demeure (les contraintes du magazine Spirou, l'exigent plus ou moins) mais les planches se suivent et respectent une cohérence narrative. Au point (comme pour le syndrome Kaamelott) de perdre les fans de la première heure qui refusent l'évolution de la série ; c'est notamment à cause de cette évolution qu'une série parallèle est apparue : Les vacheries des Nombrils. Cette série dérivée reprend l'humour des premiers albums et se déroule avant les évolutions relationnelles et psychologiques des personnages.

Delaf est arrivé sur la série Gaston par hasard, en 2017 pour les 60 ans de la série, le magazine Spirou a demandé à ses auteurs de créer une planche (parfois deux) hommage, paraissant chaque semaine. Delaf a frappé les esprits en respectant à la virgule près du style graphique de Franquin des années 70, son Gaston est mieux dessiné que celui de Franquin des années 80/90. C'est lui-même qui a été chargé de la couverture de l'album hommage édité en 2017. 6 ans après, après la fin des déboires judiciaires entre la fille de Franquin et Dupuis, cet album de reprise sort enfin.

Je ne suis pas un puriste, à partir du moment où l'auteur de son vivant a exprimé le choix de transmettre son œuvre, je ne trouve rien à redire, on peut faire le choix de ne pas acheter les reprises. Dans le cas de Franquin, cette question semble complexe mais partons du principe qu'il a dit oui.

Delaf a fait le choix de placer son Gaston dans les années 70, pendant l'âge d'or de la série, je peux comprendre ce choix de la sécurité envers les fans et pour d'après ses interviews ne pas dénaturer l'œuvre en faisant dire à Franquin des choses sur l'informatique, internet... auxquelles il n'aurait peut-être pas pensé. Mais ce choix amène plus ou moins consciemment à rendre Gaston plus visionnaire qu'il ne l'est, le gag sur le téléphone portable en est un exemple flagrant (p.5). L'auteur vivant en 2023 et non en 1973 (année de sa naissance) il est imprégné de la technique actuelle, il est donc tentant de les inclure dans Gaston du moins en évocation. L'avantage de Franquin, c'est qu'il vivait lui-même dans les années 70, son Gaston utilisait la technique de l'époque et créait des inventions loufoques parfois plus ou moins visionnaires, il ne connaissait pas l'avenir. Il est vrai qu'en n'étant pas habitué à voir Gaston avec un ordinateur ou Fantasio utilisant une cigarette électronique au lieu d'une pipe, ça pourrait choquer les fans, mais cela rendait possible l'idée d'invention farfelue s'éloignant de notre technique actuelle ou en l'utilisant d'une façon dérivée. Imaginer un téléphone portable en 1970 c'est un peu choisir la facilité, mais j'ai conscience de la difficulté à imaginer des inventions farfelues dans les années 70 n'existant pas actuellement, c'est bien le problème de ce choix temporel.

Mais soyons honnête hormis cette planche, je dois avouer que Delaf gère plutôt bien cette contrainte, j'ai en tête par exemple le poste de radio / radiateur, crédible chez un Franquin des années 70.

Toutefois, cet album a une particularité par rapport aux autres albums qui peut dérouter certaines personnes dont moi en partie. Il se divise en deux catégories : les planches individuelles d'une page ; et nouveauté, des planches «fil rouge». En effet les planches 36 à 46 ont un fil rouge, on retrouve en quelque sorte le schéma narratif des derniers albums des Nombrils, elles peuvent être lues individuellement, il y a une chute à chaque dernière case de chaque page mais elles suivent une vraie trame narrative, la première case de la planche suivante est la suite directe de la dernière case de la précédente. L'histoire n'est pas forcément inintéressante mais c'est déroutant pour un Gaston et si on a du mal avec le nouveau personnage introduit (qui avait un rôle très secondaire chez Franquin voire tertiaire), ça peut rendre la lecture moins agréable.

J'ai noté également comme un besoin de réhabilitation de Gaston pour justifier sa "paresse", la planche 15 en est un bon exemple.

Graphiquement Delaf comme je l'ai dit plus haut est très fidèle au Franquin des années 70, c'est très bluffant. Pour l'anecdote si vous aimez les jeux des 7 erreurs, je vous invite à reprendre la planche de l'auteur dans le recueil de 2017 (p.28) et la même planche dans cet album (p.12) on peut y voir des modifications, des retouches. Il existe donc aux minimums deux versions différentes de cette planche. Cela démontre un sens du perfectionnisme.

Delaf est un auteur confirmé, ses planches sont irréprochables tant au niveau graphique que scénaristique ; bien que vers la fin de l'album on s'éloigne des bases de Gaston devenant un personnage proche du Fantasio de la série mère Spirou et Fantasio c'est-à-dire gaffeur, excentrique mais partant à l'aventure. Si Gaston dérive vers ce sens, il sera difficile de différencier ce personnage de Fantasio à l'avenir, la seule différence étant que l'un d'entre eux sait se tenir dans un bureau.

Toutefois, c'est plutôt une réussite comme album, une très bonne réussite même. On évite le naufrage à la Gastoon.