Que de polémiques autour de la sortie d’un nouvel album de l’adorable gaffeur de la bande-dessinée. Franquin aurait affirmé que personne ne devait reprendre son personnage, hopopop se sont exclamés les éditions Dupuis.

Dans les faits, que Franquin nous ait quitté bien trop tôt, cela n’a pas empêché Gaston Lagaffe de continuer à vivre, par différentes éditions de ses aventures mais aussi sur de nombreux autres supports avec différentes adaptations. Une série animée en 2009, des jeux sur portables, un terrible film en 2018, la création de Franquin vit de nouvelles aventures mais loin des pages de bandes dessinées. N’oublions pas aussi la série dérivée Gastoon, embarrassante de cynisme, avec le « neveu » de Gaston, publiée entre 2011 et 2012.

Isabelle Franquin, fille de et ayant droit de, s’est opposée au projet de Gastoon ainsi qu’à cette reprise, mais des réglements à l’amiable ont été trouvés dans les deux cas, y’a toujours moyen de s’arranger, m’enfin.

Chacun sera donc libre de crier au scandale, ou de s’accommoder d’une nouvelle itinération du plus mou anti-héros du paysage éditorial français. On pourra soupirer devant la reprise des mêmes têtes d’affiches de la bédé, mais il faut reconnaître qu’avec le nouvel album d’Astérix, L’Iris blanc, ou ce Le Retour de Lagaffe, ces continuations sont d’excellente qualité. Ce n’est pas toujours le cas, et certaines séries reprises par d’autres restent dans l’ombre pour différentes raisons (qui a lu les reprises de Gai Luron, Cubitus, Boule et Bill, Achille Talon et tant d’autres?).

Quel est le fou qui a donc osé endosser la casquette du cynique repreneur de l’oeuvre culte de Franquin (et Jidéhem et ses amis) ? C’est le québecois Delaf qui s’en est chargé, un peu plus étranger aux troubles autour de Gaston, co-créateur de l’excellente série Les Nombrils. Un cruel et jubilatoire portrait de l’adolescence, bien loin du monde de l’entreprise tel que vu chez Franquin.

Delaf arrive pleinement à s’insérer dans les espadrilles déjà crées par l’un des maîtres de la bande-dessinée. Mais parvient aussi à imposer sa petite touche, sa petite patte. Il use de petits clins d’oeil au « retour » de Gaston Lagaffe, tout en s’insérant dans le contexte de Franquin, où Gaston travaille toujours dans la rédaction de Spirou. André Franquin est ainsi cité comme un collaborateur, comme s’il était toujours avec nous, toujours avec Gaston et Spirou.

Les amateurs retrouveront de nombreux clins d’oeil à l’oeuvre patrimoniale, Delaf rappelant d’anciens personnages, parfois auparavant à peine présents pour une page, d’anciens objets, d’anciennes références, pour servir ses gags. Hormis peut-être un gag qui fonctionnerait moins sans connaître l’origine (le gag des pneus à la superballe), pas besoin d’avoir son diplôme en lagaffologie pour s’amuser.

Prunelle, Fantasio, l’agent Longtarin, Mademoiselle Jeanne, M. De Mesmaeker et les autres sont bien présents pour alimenter les gags autour de la négligence de Gaston, ses inventions maladroites, ses idées saugrenues ou ses bonnes intentions qui se retournent contre lui. Delaf met en avant un casting un peu plus féminin. Mais ses principales interventions résident sur quelques gags un peu plus adultes, un peu plus « brutaux » que n’auraient pas pu faire Franquin, à l’image de ce mannequin ensanglanté ou de l’équipe de rédaction complètement saoule. L’album se termine avec une histoire sur plusieurs pages à suivre pour sauver le journal de Spirou alors en pleine débandade, et même si l’idée est amusante, ce retour de Lagaffe fonctionne mieux sur ses gags en une seule page.

Parmi ceux-ci, quelques gags qui font des petits clins d’oeil à l’actualité (notamment celui sur l’Iphone) auront moins d’impact que ceux plus intemporels du potentiel de maladresse et de bévue de Gaston. Certaines de ses pages sont hilarantes, s’inscrivant à la fois dans le moule tout en proposant ses propres idées (la collection d’appeaux, le hamac invisible, la cire spéciale pour stationner, etc.). Tout ne se vaut pas, bien évidemment, mais c’était aussi le cas des précédents albums.

C’est du « Delaf d’après Franquin » comme l’indique l’album, et le dessinateur québecois reprend les codes visuels de Franquin, certaines expressions, certaines compositions, plein de petites choses qui font revenir le lecteur en terrain connu. Mais, contrairement par exemple aux derniers Astérix, où il s’agit un peu trop de coller à Uderzo au risque que la moindre petite différence saute aux yeux, il y a aussi du Delaf ici. Dans ses expressions parfois exagérées (le Gaston terrorisé du gag 22, le Prunelle lobotomisé du 26, etc.) ou dans son trait légèrement plus fin, tandis que les cases sont plus chargées, moins épurées que celles de Franquin. L’auteur peut se confronter au Maître Franquin sans s’oublier ni s’écraser devant l’héritage.

Bien sûr, s’il fallait répondre à cette question, «  est-ce que l’univers a encore besoin d’un nouvel album de Gaston Lagaffe ? », la réponse serait mitigée. L’oeuvre de Franquin, Jidehem et ceux qui ont participé, est intemporelle, il suffit de reprendre un album et de le relire pour s’y plonger dedans, peu importe son âge. Mais au petit jeu des exploitations cyniques de séries populaires de bandes dessinées, il faut reconnaître que la proposition de Delaf est réussie. L’auteur n’est pas dans la copie servile et propose quelques petites différences qui suivent sans accrocs les 21 tomes précédents.

Pour autant, Delaf ne suit pas quelques uns des angles qui ont fait l’intérêt de la série, son indolence beauté de la paresse de Lagaffe lors de certaines planches, et le regard que portait Franquin sur le monde, notamment dans les dernières années. Si Gaston est toujours un amoureux des animaux, avec son chat et sa mouette rieuse, son discours écologique n’est plus mis en avant. Retrouver du Gaston et la vie de bureau est un plaisir, mais il manque aussi le regard un peu plus critique sur le monde. Il y avait probablement quelque chose à faire sur le monde tel qu’il a changé aujourd’hui, sur notre rapport au monde du travail et sur l’environnement. Oui mais attribuer à un nouvel album de la série principale Gaston une portée un peu plus revendicatrice et moderne se serait fait sans la parole de son créateur, et peut-être est-ce mieux ainsi de lui laisser les éléments les plus piquants de la personnalité de l’univers de Gaston Lagaffe.

Ceci dit, Spirou (« Le Spirou de... »), Lucky-Lucke (« album hommage ») ou les Schtroumpfs ( «  One-shot Schtroumpfs par…. ») ont été repris par des auteurs différents (Emile Bravo, Benoît Feroumont, Jul, Matthieu Bonhomme, Bouzard, Ralph König, Tébo, etc.) qui ont fait des épisodes annexes de la série principale, avec quelques belles réussites car ils ont pleinement intégré ces personnages dans leurs univers plutôt que perpétuer les codes établies de la numérotation principale.

Peut-être que si poursuite de l’univers de Gaston Lagaffe il doit y avoir (pour l’instant ce tome 22 est annoncé sans suite, mais son succès commercial ne va pas le laisser bien seul), cela pourrait être en se positionnant comme des hors-séries. Avec des auteurs se réappropriant ce héros gaffeur, l’emmenant vers de nouvelles directions avec leurs propres styles. La fiction se modèle, elle vit par les emprunts et les modifications extérieures. Gaston est un de nos mythes franco-belges, peut-être faut-il laisser d’autres conteurs s’en emparer.

SimplySmackkk
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le 1 mai 2024

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