Jirô Taniguchi a une incroyable capacité : il peut s’affranchir des règles du temps. Il connaît les secrets pour lui commander de revenir en arrière (le retour fantastique en enfance de Quartier lointain) ou de figer sa course, comme lors des instants suspendus des déambulations de L’homme qui marche ou lorsque le Gourmet solitaire se met à table. Publié en 2005, à partir d’un scénario de Masayuki Kusumi, le Gourmet était une œuvre étrange mettant en scène les errances gastronomiques, d’une gargote à l’autre, d’un homme à l’appétit d’ogre. Après 200 pages, on n’en savait pas plus sur cet individu en costume, si ce n’est qu’il ne boit pas, qu’il est sympa, qu’il bosse dans l’import-export et qu’il a une propension terrifiante à parler tout seul. Taniguchi y démontrait, avec ce mélange de rigueur et de distance qui le caractérise, que tout peut s’exprimer à travers le dessin, des sentiments les plus imperceptibles à la joie modeste de trouver du réconfort dans une bonne assiette. Chez lui, la moindre enseigne anonyme accolée à un McDo se transformait en bulle affranchie des règles de l’espace-temps, ce retrait agissant comme une sorte d’exhausteur de goûts et d’émotions.


Pour le lecteur occidental, le Gourmet tenait aussi de l’exercice du plaisir masochiste, l’enfilade enivrante de takoyaki (beignets de poulpe) ou d’assiettes de haricots noirs sucrés en gelée ne faisant pas exactement partie des cartes «sushi-maki-sashimi» qu’on trouve en France.


Dix-huit ans après sa sortie au Japon, un second volume est paru dans l’archipel en 2015 (pour coller à la diffusion de la 4e saison de l’adaptation en série télé), compilant des épisodes sortis au compte-gouttes depuis 2009. Il arrive en France, dans une société devenue obsédée par la cuisine. Que peut-nous dire Taniguchi quand les assiettes sont notées, disséquées à longueur d’émissions de télé-réalité ou de pages de journaux ? Que peut raconter le Gourmet dans un monde où les chefs sont devenus des vedettes ? La même chose qu’il y a dix ans… Taniguchi s’est contenté d’internationaliser légèrement sa cuisine. Le gourmet nouveau s’essaie aux frijoles du Chili ou livre ses souvenirs de tarte tatin. On peut regretter cet immobilisme, mais on ne le fera pas car les Rêveries d’un gourmet solitaire restent une belle occasion de s’adonner à des flâneries mentales, les restos de Taniguchi étant comme des jardins japonais, des lieux de retraite spirituelle où l’on s’extirpe du vrombissement de la ville.


Maître des choses de rien, le Japonais cultive une nouvelle fois son amour du détour et son art de la synesthésie : il est l’un des rares dessinateurs capables de titiller l’odorat, le goût (voire l’ouïe lorsqu’on épie une conversation à une autre table) en n’agissant que sur un seul sens, la vue.


En vrai, ça vient d'ici

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le 29 mars 2016

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Marius

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