*Maus* est une bande-dessinée écrite et dessinée par Art Spiegelman dont la publication s’est faite de 1972 à 1991. Elle obtiendra le seul prix Pulitzer encore jamais décerné à une bande dessinée et ce en 1992. L’oeuvre est une biographie de son père, Vladek Spiegelman mettant également en abîme la création de l’oeuvre et les difficultés rencontrées par Artie pour retranscrire les évènements vécus par son père. Pour résumer l’oeuvre, elle présente Vladek et sa (première) femme Anja ainsi que leur entourage. Ils sont plutôt aisés et seront les premiers témoins de l’ampleur grandissante du nazisme en Europe de l'Est, de la montée des persécutions et de l'angoisse qui s'installe dans la communauté juive. Malgré leurs efforts pour résister aux forces allemandes, ils seront internés dans le ghetto de Sosnowiec en 1942 puis déportés deux ans plus tard à Auschwitz. Par miracle - et grâce à la débrouillardise de Vladek -, le couple survivra à l’horreur. Par ailleurs, cette oeuvre est tout particulièrement reconnue pour son témoignage pour le moins original sur la Shoah puisqu’Artie Spiegelman use du zoomorphisme, un style que l’on attribue surtout aux oeuvres de fiction, citons entre autre les souris représentant la communauté juive et les chats pour les nazis.
Nous pouvons donc nous demander, pourquoi cette oeuvre est-elle un témoignage majeur de l’holocauste ?
Nous en étudierons d’abord le titre, qui donne déjà le ton de l’oeuvre. Puis, l’intérêt apporté à la forme de l’oeuvre qui lui en donne son sens. Enfin, nous en étudierons le témoignage et sa portée.
*Maus* est une référence au « maus », un tank allemand de la Seconde Guerre Mondiale dont le projet a été dirigé par Ferdinand Porsche. On peut voir ce symbole comme un rappel évident à la Seconde Guerre Mondiale et à la mort en général.
Encore, l’autre signification du titre vient plus probablement du fait que « maus » signifie souris en allemand. Or, cela vient déjà corroborer avec la métaphore du chat et de la souris avec laquelle Spiegelman joue.
Mais encore, on peut y voir une référence au conte allemand *Maus und Katze*, populaire, qui dénonce le caractère pernicieux du chat, prêt à collaborer avec la souris puis lui mentir à plusieurs répétitions pour profiter d’elle (le conte ici : https://de.wikipedia.org/wiki/Katze_und_Maus_in_Gesellschaft). On peut y voir dans le titre un clin d’oeil à ce conte, lui même pouvant représenter la part gagnée, petit à petit, par le nazisme au sein de l’Allemagne notamment par la façon dont les nazis ont contenu les juifs dans des ghettos, puis des camps de concentration pour enfin que nombre d’entre eux meurent dans les camps d’extermination.
Je l’ai déjà évoqué plusieurs fois, le zoomorphisme est le parti-pris de l’oeuvre de Spiegelman dans laquelle il dresse tout un bestiaire (toutefois, si les personnages prennent le visage d’un animal, ils n’en gardent pas moins leur corps d’humain) : les Canadiens sont des caribous, les Français des grenouilles, la communauté Gitane est un papillon, les Anglais sont des poissons, les GI/les Américains en général sont des chiens pour leur fidélité et leur bravoure, les Polonais des cochons pour leur caractère borné… Ce zoomorphisme a donc pour rôle majeur de constituer un masque permettant de prendre de la distance par rapport aux évènements et met mieux en évidence le rapport de force entre les différents personnages.
D’ailleurs, ce rapport de force s’illustre aussi par la taille des caractères accordée aux juifs et aux nazis. La bulle suggère l’exclamation, les nazis s’expriment par des cris, féroces. Encore, le parti-pris de ne pas colorier la bande-dessinée renforce le sentiment de mal être et les heures sombres qu’ont constitué les années 1939-1945.
Par ailleurs, les premières de couverture de chacun des deux tomes sont largement antithétiques car si la première évoque une valse, symbole de frivolité et de bonheur soutenus par des tons clairs et des matières légères (robe d’Anja), le second tome est bien plus sombre, avec un smog pesant sur le camp où aux souris succèdent un chat armé qui veille sur le camp. Ces couvertures illustrent donc la rapidité, en seulement un tome et 4ans de différence, de la mise en place du système autoritaire hitlérien et la non-préparation de la communauté juive à réagir face à un pareil régime.
Enfin, l’emploi de la bande-dessinée semble être un parti-pris pour attirer les plus sensibles, et l’utilisation d’animaux peut servir d’euphémisme quant aux scènes racontées. Ainsi, c’est une façon simple et claire de toucher un public plus jeune pour lui expliquer la Shoah. La portée didactique de cette bande-dessinée fait donc oeuvre de documentaire.
Art a raconté l’histoire de son père déporté pour garder une trace des souffrances des victimes. Pour lui il faut raconter ce qui s’est passé pour ne pas oublier et pour que de telles choses ne se reproduisent pas. C’est ce qu’on appelle le devoir de mémoire : obligation morale de se souvenir des victimes et de leurs souffrances. Il s’agit de transmettre cette mémoire aux générations futures.
Dès le début de ce récit, Vladek renie son histoire, pensant qu’elle n’intéresse pas. De fait, il l’a intériorisée néanmoins il sait que son vécu est gravé dans l’Histoire et que celui-ci a une grande importance puisqu’il évoque le fait que sa vie nécessiterait « beaucoup de livres ». Ainsi, son aventure débute et Vladek en devient le narrateur.
Alors, son histoire s’avère être une succession de coups de chance souvent in-extremis, on le voit lorsque où les douches sont pour une fois, faites d’eau et non de gaz, même si les conditions dans lesquelles ils vivent (à Auschwitz) restent dures. Plus tard encore, l'histoire illustre le second coup de chance de Vladek où un polonais prend le risque de venir à aide à Vladek en lui offrant de quoi se restaurer et à avoir des conditions de vie plus décentes. Par ailleurs, dans sa relation avec le polonais, on voit que les chances offertes à Vladek nécessitent aussi des compétences, lesquelles sont dans ses capacités. D’ailleurs, on remarque qu’il est l’un des rares à avoir été aidé par des membres du camp développant ainsi une culture de l’entre-soin. La solidarité entre les déportés disparait donc peu à peu, et de fait la déshumanisation prend le pas sur la personnalité des Hommes. D’ailleurs, ceci s’ancrera dans la personnalité de Vladek qui, dès l’introduction de l’oeuvre, s'exclamera auprès de son fils « Des amis ? Tes amis ? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce sans rien à manger… ALORS, tu verras ce que c’est, les amis ! ».
En conclusion, je pense que *Maus* est un témoignage si important qu’il faut le lire et le relire car sa forme si aboutie, donnant le ton de cette oeuvre dont l’histoire est, selon moi, l’une des plus belle et plus véritable sur la Shoah. C’est une oeuvre qui mènera chacun de ses lecteurs de dégoûts à quelques moments de joie et de foi dans l’Humanité.
J’aimerais aussi ajouter que le choix de la bande-dessinée joue une grande part dans la diffusion de ce témoignage ce qu’on aussi très bien réalisé d’autres dessinateurs comme Tardi.
Lucien_Lecomte
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le 16 mars 2016

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Lucien Lecomte

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