1. Pour la première fois depuis Le Général Tête-Jaune près de trois décennies plus tôt, Mike Steve Blueberry en a fini avec les démons du passé, celui des autres et le sien. Pas d'or allemand ou confédéré à retrouver, pas d'innocence à prouver, pas de vieux amis à sauver, pas de méchants dont il faut se venger, pas de belle à "séduire" : c'est un véritable nouveau départ qu'opère Jean Giraud, désormais seul aux manettes après le décès de son vieux compère Jean-Michel Charlier.


Le point de départ de ce Mister Blueberry est à ce titre encore plus original que ce à quoi les lecteurs de l'époque, déjà incertains quant au futur de leur série préférée après la disparition du maestro liégeois, devaient s’attendre : les héros, les "vrais", vieillissent mal. Blueberry n'est pas Buck Danny, ses tempes grisonnent ; ses illusions aussi. Déjà bien cynique dans Chihuahua Pearl, ça n'est pas allé en s'améliorant avec ses tribulations éreintantes au Mexique et son emprisonnement injuste. Rédemption ou pas à l'issue des derniers albums, on se doute qu'arrivée la quarantaine, l'envie lui est passée de risquer sa vie pour des clopinettes, surtout maintenant qu'il est réhabilité et plein aux as.


De fait, la conception de ce tome 24 est au moins aussi passionnante que l'album lui-même, et soulève une double question : a-t-il été imaginé comme un one-shot, un épilogue à la série, ou était-il toujours supposé amorcer une nouvelle intrigue s'étalant sur plusieurs tomes ? Je n'ai jamais trouvé d'information substantielle qui puisse venir corroborer une possibilité ou l'autre, aussi apprécierais-je grandement si ceux d'entre vous qui en savent un peu plus à ce sujet laissiez un commentaire à ce sujet, mais je penche plutôt pour la première solution, celle qui donne incontestablement plus de saveur à cet album très particulier.


Mister Blueberry s'ouvre donc, une fois n'est pas coutume, sur un plan en plongée sur un micro-univers grouillant de vie et de détails, avec comme toujours des bulles de dialogue qui s'apparenteraient presque à de la voix-off. Deux "pieds-tendres" font leur arrivée dans l'ouest, le premier avec plus d'enthousiasme que le second : Campbell, feuilletoniste bostonien à succès, obèse, tout de vert et de mauve vêtu (j'y verrais un croisement volontaire entre Le Pingouin et Le Sphinx de Batman), et son assistant et "nègre", le jeune et longiligne Billy Parker. Nous apprenons très vite qu'ils n'ont fait le trajet vers le désert arizonien que pour une seule et bonne raison : chroniquer les aventures d'une légende de l'Ouest grandissante, l'ex-lieutenant Mike S. Blueberry.


Et c'est ainsi que notre "héros" se fait réintroduire : de dos. Vous l'aurez remarqué, je mets pour la première fois ce mot entre guillemets ; ce n'est pas un hasard. Car lorsque nous le retrouvons, non seulement nous ne voyons pas le visage de Nez-Cassé, mais il est assis à un table de poker, en train de plumer un brave pépère contraint de jouer ses dernières économies et même sa montre.
Ces quelques cases sont un véritable coup de génie, puisqu'il s'agit bien sûr d'un effet-miroir de la toute première apparition du lieutenant dans Fort-Navajo : il nous avait alors été présenté de face, sale et virile dans toute sa belmondise, donnant une leçon à des brutes et des tricheurs moins malins que lui. Le voilà à présent tournant le dos au lecteur, impeccablement sapé, presque comme ses adversaires de jadis avec son costard noir et stetson blanc immaculé, occupé à lessiver un mineur retraité qui n'en mérite pas tant. Comme l'annonçait le titre de l'album, à défaut de s'embourgeoiser avec femme et enfants, l'ex-iconoclaste de la BD franco-belge s'est bel et bien sédentarisé.


L'album entier s'articulera autour de cette opposition : d'un côté, Campbell et Billy découvrent, tout du long de leur trajet en chariot, l'envers du décor qu'ils ont eux-même œuvré à créer, avec notamment des Apaches plaisantins et pacifiques tandis que ce sont les blancs qui commettent les pires horreurs, scalpant les femmes et enfants natifs pour revendre leur chevelure. De l'autre, Blueberry ne décolle pas un seul instant de sa table de jeu de Tombstone, à laquelle défilent les fameux Virgil Earp et Doc Holiday, le banquier Strawfield et une charmante danseuse (encore !!!) répondant au doux nom de Dorée Malone. Pendant ce temps, un trio patibulaire – un vieillard alcoolique nommé Boone, son fils adolescent Tom et un tueur à gages appelé sobrement Butch - suit Campbell et Billy à la trace, mais il devient rapidement clair que c'est Blueberry qui les intéresse…


Après bien des péripéties du côté des pieds-tendres et aucune du côté de Tsi-Na-Pah, la collision a enfin lieu et ne se passe pas comme prévu : Déjà déconfis de découvrir un gambler amorphe et taciturne en lieu et place du sauveur du président Grant, Campbell doit essuyer le refus de celui que les traversées du désert n'ont jamais effrayé, lequel lui conseille plutôt d'écrire au sujet d'Earp et Holiday.


Les choses se compliquent encore davantage lorsque Butch et le vieux Boone font irruption dans l'arrière-salle, derringer et shotgun à canon scié en main. C'est alors que le légendaire Mike Blueberry parachève son nouveau statut d'anti-héros : non seulement Boone révèle que son fils aîné s'est pendu plusieurs années auparavant après avoir été lui aussi ruiné au poker par Blueb', mais celui-ci ne montre absolument aucun remords et a même le culot de suggérer que le suicide du jeune homme était probablement dû à autre chose !


Butch est sur-le-point d'en finir avec l'ex-lieutenant, que des années de jeu ont réduit à l'inertie, lorsque sa bonne étoile lui sourit en la personne de Doc Holiday. Le vieux Boone est tué dans l'échange de tirs qui s'ensuit, ainsi que Butch lorsque le shérif Wyatt Earp fait une entrée dramatique, sous le soleil, via un corral destiné à entrer dans la légende.


La routourne finit cependant enfin par tourner pour Blueberry : alors que, non sans enfin montrer le minimum syndical de remords, il fait des plans sur la comète avec Dorée, Tom Boone se glisse derrière eux et, dans un couloir glauque et humide, vide son barillet dans le dos du gambler, qui s'écroule au sol.


Et non, pas de "Suite dans le prochain épisode", d'où ma question du début. Vraiment je veux croire que cela était censé être la mort de Blueberry (ce ne serait après tout ni la première ni la dernière fois que la biographie du personnage pondue par Charlier en préambule de Ballade pour un Cercueil serait contredite) tant ce unhappy ending aurait été la conclusion parfaite de cet album nihiliste : bouffi et corrompu par les vices qu'il pratiquait dès l'origine et qu'il a laissé le dévorer plutôt que de continuer une vie de bohême qui lui a tant coûté, notre héros iconoclaste "sans peur mais pas sans reproches" termine son existence avec plusieurs balles dans le dos, dans l'arrière-salle d'un saloon crasseux, comme son vieil ennemi Wild Bill Hicock. Privé de son héros de toute manière décevant, ce sont les frères Earp et les Clanton que Campbell immortaliserait pour la légende, tandis que Blueb' le joueur tomberait dans un oubli aussi sombre que couloir où il fut descendu par un pauvre gamin paumé.


Unforgiven était passé par là, et on sait comme la série de Jean Giraud aime à s'inspirer du cinéma… hélas, la noirceur du chef d'œuvre de Clint Eastwood n'était peut-être pas du goût du lectorat franco-belge bercé par Pilote (Mâtin quel journal!), à moins que ce ne soit tout simplement la loi de l'offre et de la demande pour une série aussi légendaire que rentable, ce qui en soi constituerait une sorte d'anti-morale poétique... toujours est-il que l'avenir allait faire fi du finish idéal que je viens de décrire, et prouver pour le meilleur et surtout pour le pire que les (z)héros sont bien immortels…

Szalinowski
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le 1 avr. 2019

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