Mourir à Venise

Hugo Pratt se sait gravement malade. Il a définitivement clos les aventures de Corto Maltese avec l’ésotérique album Mû (1991). Il enchaîne avec une œuvre de commande, le dernier vol d’un gentilhomme aventurier, Antoine de Saint-Exupéry. L’hommage du marin dessinateur au pilote écrivain. Il pourrait s’asseoir face à la mer et déposer ses crayons, mais il trouve la force de se lancer dans un ultime récit, un retour à Venise, son pays natal. Il est né à Rimini en 1927. Corto y a posé son sac en 1917 (L'Ange à la fenêtre d'Orient) et en 1921 (Fable à Venise). Corto est parti. Koïnsky n’a que faire de l’Italie. Pratt crée un nouveau personnage, lui confiant le meilleur de leurs qualités : il sera moins cruel que le Polonais et plus engagé que le Maltais. Comme pour compenser, il l’affuble de dents de lapin et d’oreilles décollées.

Morgan est un jeune et brillant officier de marine anglais. Trop bien noté par l’amirauté, il est régulièrement promu, mais maintenu à l’écart des missions classiques. L’homme est trop précieux pour être bêtement perdu sur une mine ou dans un vulgaire combat naval.

Dans un autre temps, Morgan aurait été corsaire. Faute de lettres de course, il est l’homme des sales boulots, l’expert des missions secrètes en Adriatique. Commandant d’une vedette, il débarque et rembarque espions et commandos, sauve des aviateurs abattus et livre des armes aux différents maquis yougoslaves et italiens. Les alliances sont mouvantes, la politique fluctue... Anglophiles ou communistes, monarchistes ou républicains, tous unis dans la détestation des Allemands... Morgan obéit, sans discuter, n’hésitant pas à prendre des initiatives pour secourir un ami ou saisir une opportunité. La guerre, c’est d’interminables attentes et la tristesse de perdre des amis, pour quelques moments de frénésie guerrière. Tuer ou être tuer... Surprendre ou être surpris... Il joue sa vie sur un coup de vent ou la distraction d’une sentinelle... Il tue froidement, sans états d’âme. Entre deux sorties, il s’ennuie, s’estimant sous-utilisé. Il aspire au grand large. L’Adriatique, c’est trop petit.

Pratt est pris par le temps. Les histoires s’enchainent rapidement. Si le contexte historique, les grades et les tenues sont justes, le dessin s’épure et les planches ne comportent plus que trois bandes. La fin approche. La fin de la guerre pour Morgan, qui ne se voit pas croupir dans un état-major. Démissionnera-t-il pour partir à l’aventure ? Mais où ? Qu’est-ce qui le retient ? Peut-être Evelyne, Amazone et fille d’amiral, la seule à le comprendre. La fin du voyage pour Pratt... Adieu l’ami. L’album ne sera publié qu’après sa mort.