On ne change pas. On ne grandit pas. On pousse un peu, tout juste le temps d’un rêve.
Avec la future sortie en salle d'Arco, prix cristal du Festival d'Annecy, j'avais envie de plonger dans l'œuvre d'Ugo Bienvenu, histoire de me préparer au chef-d'œuvre annoncé. Et je dois dire que je n'ai pas été déçu. La première partie m’a bluffé : ce Paris futuriste est mis en scène avec une vraie intelligence visuelle, des designs percutants, une atmosphère qui évoque immédiatement Blade Runner ou Mars Express. 
L’histoire revisite Fahrenheit 451 : un homme, l'agent Mathon, travaille pour une Agence gouvernementale chargée d’effacer des fichiers qui ne respectent par un "quota minimum de visionnage" - des œuvres, des films, des poèmes - pour libérer de l’espace et permettre à l’humanité de continuer à uploader tweets, photo Instagram et vidéos YouTube de ta maquilleuse beauté préférée (on sent à peine le cynisme durant cette échange entre Mathon et son supérieur). Face à cette destruction, notre héros décide de se rebeller et se mettre à sauvegarder clandestinement des œuvres qu’il juge essentiel - ou du moins qui le touchent.
À travers ce thriller dystopique, Ugo Bienvenu interroge notre rapport aux données et à la mémoire. Sous l’angle d’un révisionnisme culturel glaçant, il imagine un futur pas si lointain, où des bureaucrates doivent choisir ce que l'humanité doit sauvegardé dans sa mémoire collective. Dans ce monde, l’humain ne se définit plus par ce qu’il sait mais par ce qu’il ignore. Dès qu'on ouvre le bouquin, on devine vite que l’histoire ne peut que mal finir, évidemment. Mathon, le protagoniste, est donc rapidement découvert et cherche à s'enfuir dans la maison de campagne de feux son père, avec sa femme. S’ensuit une course poursuite et le drame : tous deux meurent, laissant derrière eux Mikki, le robot domestique qui portait leur enfant - mais aussi l'intégralité du poids des œuvres qu’il avait tenté de préserver.
C’est à ce moment que la BD bascule. La deuxième partie, plus contemplative, se déroule dans un cadre rural qui contraste joliment avec la mégalopole du début. On y suit Mikki, qui met au monde l’enfant et choisit de l’élever dans la maison d'enfance de Mathon en lui transmettant les œuvres sauvées par son père. Cette idée m’a profondément touché. Sans doute parce que l’auteur y souligne, avec poésie, l’impermanence de ce que nous créons et l’importance de la transmission et des histoires - en particulier vis-à-vis des enfants.
C’est avec les histoires que les hommes ont créé le monde. En adhérant à une histoire commune. [...] Notre problème, aujourd’hui, c’est que nous n’adhérons plus aux histoires. Parce qu’elles n’ont plus le temps de s’ancrer, plus le temps de résonner. Nous nous sommes construits par les histoires et serons effacés par les données.
En fin de compte, on se retrouve face à une fable futuriste pleine de poésie et d’amertume. Le design est élégant, le découpage précis, la couleur un peu saturée, et le trait d’Ugo Bienvenu rappelle parfois celui de Charles Burns. On reste un peu sur notre fin en ce qui concerne l'intrigue principale qui promettait de nous faire découvrir les coulisses de cette agence, ou des véritables conséquences encourues face à un tel cauchemar d'effacement mémoriel sur le long terme, mais non. Dommage. Il n'est reste pas moins une jolie lecture d'un auteur à suivre de plus près.