Sanctuary
7.7
Sanctuary

Manga de Buronson et Ryōichi Ikegami (1990)

Cet entretien est la retranscription d'une conférence qui s'est tenue pendant le dernier festival de la bande dessinée d'Angoulême, entre le youtubeur Benzaie et le mangaka Ikegami. Sa publication était initialement prévue dans le numéro 23 des Cahiers de la BD.


En parcourant cette exposition rétrospective qui vous est consacrée au Musée d’Angoulême, quel regard portez-vous sur l’évolution de votre carrière ?


J'ai commencé la bande dessinée à 17 ans avec le récit court Makyo, et j'ai 79 ans cette année. L'exposition retrace toute ma carrière et j’avoue avoir redécouvert des parties de mon œuvre que j'avais oublié. Au cours des décennies, les thèmes et le style de dessin de mes mangas ont changé, passant du récit de Yakuzas à la comédie. Les techniques aussi, avec l'apparition de l'ordinateur. Mais ce n'est qu'un outil qui n'a pas tellement transformé mon dessin. La mise en couleur des couvertures est par exemple réalisée en numérique d’après des indications que je donne à mes assistants. Ensuite, je rajoute certains détails à l'acrylique. J'aime peindre, je tiens donc à cette étape traditionnelle. Sur le résultat final, j'espère qu'on sent la touche de pinceau que l'ordinateur ne peut pas imiter parfaitement.


Qu’est-ce qui vous a attiré dans le métier de mangaka au départ ?


J'ai commencé à lire des mangas à l'école primaire. À cause de la maladie de mon père, j'ai été élevé par ma mère, et c'est ma grande sœur qui me fournissait des magazines. Dans le courrier des lecteurs, j'y ai lu un jour que devenir un mangaka à succès pouvait permettre de se faire construire une maison avec une baignoire. Dans cette période difficile encore proche de la guerre à la fin des années 50, c'était assez rare. Certes, j'aimais les mangas, mais ma première motivation était d’obtenir plus de confort de vie.


Une lecture a-t-elle été cruciale dans votre parcours ?


Oui. Une fois au collège, j'ai découvert Takao Saitô, l’auteur de la série Golgo 13. J'adorais ses premiers mangas en particulier. C’est le premier à avoir industrialisé la création du manga en séparant les rôles entre les différents assistants. Pour lui, il existe trois types de mangakas : les artistes, les entrepreneurs et les artisans. Pour ma part, je me situe dans la dernière catégorie. C'est par admiration pour Saitô que j'ai déménagé à Osaka. J'ai d’abord été embauché pour dessiner des enseignes de magasins, mais je ne comptais pas faire ça toute ma vie. Pas très loin de là où je travaillais se trouvait son studio, un bâtiment de deux étages en très mauvais état. Je m’y rendais souvent.


Comment votre carrière a démarré ?


Mon travail d’assistant auprès de Shigeru Mizuki pour dessiner Kitaro le repoussant fut une étape cruciale. Quand je travaillais à son studio avec Yoshiharu Tsuge qui l’assistait aussi à cette époque, nous avons souvent fait des nuits blanches. Durant ces intenses sessions de travail, il arrivait que Tsuge disparaisse sans prévenir, parfois pendant une semaine entière. S'inquiétant des délais de rendu des planches, Mizuki m'envoyait chercher Tsuge. Ce dernier habitait à l'étage d'un magasin de nouilles. On allait vérifier s'il se trouvait à son domicile en empruntant les clés. C'était une chambre presque vide, avec simplement un espace pour s'allonger sur le sol. Son appartement me laissait une grande impression de solitude. Tsuge a fait une tentative de suicide au cours de sa vie à cause d'un chagrin d'amour. Mizuki était sincèrement inquiet pour lui. Lorsque Tsuge revenait sans justifier son absence, Mizuki ne faisait que rigoler. Ils s'entendaient très bien.


Yoshiharu Tsuge semble avoir eu une grande influence sur vous à cette époque.


En effet. Avant de rencontrer Tsuge, je lisais beaucoup de romans populaires. Grâce à lui, je me suis tourné vers la littérature classique. J'y ai découvert une façon de décrire les sentiments, l'intériorité des personnages qui m'aide beaucoup pour dessiner l'expressions des visages de mes personnages. Je m'y reprends toujours à de nombreuses fois. Par exemple, ce n'est pas intéressant de dessiner les yakuzas comme de simples méchants. Sans faire leur apologie, je leur fais exprimer de la tristesse, à cause de situations familiales difficiles par exemple. Pour beaucoup de gens en marge de la société à cette époque, le seul avenir désirable était de devenir yakuza.


Qu’est-ce que vous préférez dans l’œuvre de Tsuge ?


J'ai grandi en lisant des shonen, avec des héros procurant une catharsis au lecteur. À l'inverse, les récits de Tsuge développent des personnages ordinaires, montrent la joie et la tristesse du quotidien. J'aime beaucoup ses premières œuvres, s’inscrivant dans les Watakushi manga (la bande dessinée du moi, genre d’autofiction) qui m'ont particulièrement angoissé. Dans Garo, il a commencé à raconter ses voyages mais ce que je préfère, c'est la combinaison de cruauté et de gentillesse de ces premiers récits.



Parmi toutes les séries que vous avez dessinées, laquelle vous reste le plus en mémoire ?


Il s’agit de Otoko Gumi que j’ai mené avec le scénariste Tetsu Kariya (1974-1979, inédit en France). J'avais 27 ans, et j’étais au plus fort de ma passion pour le manga. Chaque semaine, nous devions faire des nuits blanches. D’autant qu’en même temps, je dessinais Aiueo Boy (1973-1977) avec Kazuo Koike au scénario dans un bihebdomadaire. Très occupé, il rendait les scénarios en retard. Il nous fallait alors mettre les bouchées doubles. À six heures du matin, nous prenions un médicament caféiné proche de l'aspirine. Malheureusement, ses effets ne duraient qu'une heure. Après, on recommençait à piquer du nez sur nos planches à dessin. Je me souviens avec émotion de ces années-là où on pouvait avoir ce rythme de travail. Je me souviens d’un mangaka dont le responsable éditorial lui piquait le cou avec un crayon bien taillé pour le réveiller. Le monde des jeunes mangakas dans les années 70 ressemblait à ça. Il y a une vigueur dans les œuvres de cette époque qu'on ne peut pas retrouver aujourd'hui.


Dans les années 90, vous publiez le thriller politique Sanctuary, critiquant la classe politique et ses relations avec les yakuzas. Sa publication a-t-elle posé problème ?


Pour parler de l'envers du décor de la vie politique, il faut un certain courage. On a pu faire cette série parce que le Japon reste une démocratie. Dans un régime dictatorial, cela aurait été plus difficile de publier une série évoquant des scandales politiques peu connus du grand public. Le scénariste Buronson n’a jamais rencontré des Yakuzas en personne pour ses recherches, mais il est allé se renseigner auprès de personnes très proches d’eux. Le personnage principal est le numéro 2 d'un groupe de yakuzas fictif, mais dont le visage ressemble beaucoup à un vrai yakuza de l’époque. Lors d'une scène, il se fait écraser la tête par terre. Après la publication de cet épisode, j'ai eu droit à un coup de téléphone, avec quelqu'un s'adressant à moi en roulant les « r », ce qui est mauvais signe ! Pris de peur, j'ai alors changé de numéro de téléphone. Certains d’entre eux devaient certainement lire mes mangas. Dans un autre épisode, Buronson fait dire à un personnage qu'il ne déteste pas les Yakuzas. C’était une manière indirecte de communiquer avec eux.


Vous travaillez toujours avec des scénaristes. Comment les choisissez-vous ?


Je vois si le scénario me plaît, sans rapport avec de quelconque opinion politique. Il faut quelque chose qui me donne envie de dessiner, et qui me laisse un sentiment de nouveauté. Il faut aussi que je pressente le succès de la série. Étant juste un mangaka, je ne dois pas perdre de vue l'objectif de la réussite commerciale. En lisant le scénario, j'imagine l'univers du manga à venir, et je tente d’interpréter le message que le scénariste tente de faire passer. Je conçois ensuite un découpage des planches le plus fluide possible, pour que le lecteur oublie l'existence des cases. La virtuosité du dessin est moins importante que sa capacité à s'adapter au contenu du récit.



Quels sont les particularités de vos principaux scénaristes comme Koike et Buronson ?


Koike savait comment écrire des scènes visuelles, qui rendent bien une fois mise en image. Buronson est quant à lui très fort pour les retournements de situations scénaristiques. Il affirme être un génie du puzzle, qu'il compare au métier de scénariste, à savoir l'art de bien positionner les différentes pièces d'une image générale. Fait rare parmi les scénaristes, c'est lui qui dessine les storyboards, avec des expressions du visage précises. Mais contrairement aux apparences, travailler à partir de ses storyboard est plus difficile que de dessiner à partir d'un scénario écrit.


Votre dernière série Trillion game, s’inscrit dans une veine plus humoristique. Comment avez-vous débuté ce projet ?


C'est grâce à mon éditeur et mon scénariste Riichiro Inagaki que j'ai pu me laisser embarquer dans cette œuvre bien différente de mes précédentes. Lorsqu'on m'a proposé ce projet, j'ai d'abord refusé, pas certain de pouvoir relever le défi. Je leur ai conseillé de faire appel à un dessinateur plus jeune. Mais tout le monde avait l'air déçu, revenant vers moi à la charge. Heureusement, j'ai fini par accepter. Ce sera probablement ma dernière série.


Qu’est-ce qui vous attire dans ces différents univers de pouvoir, où de jeunes loups, qu’ils soient yakuzas ou start-uppeurs, jouent de coudes pour arriver au sommet ?


J’aime ces jeux de tromperies et de rivalités. Il suffit que l'un d'entre eux fasse une erreur pour perdre la vie. Et je suis très attiré par les hommes qui vivent dans ces univers-là. Il faut l'avouer, c'est une attirance érotique, qui explique la beauté idéalisée de mes personnages. Sans de personnages en marge de la morale, la beauté ne peut pas surgir. L'odeur de la mort mêlée à l'érotisme est très importante. C’est l’éternelle opposition entre Eros et Thanatos qui est développée à l’extrême dans des œuvres comme celle du Marquis de Sade.


Lisez-vous toujours autant de mangas aujourd’hui ?


Oui, je continue à suivre ce qui se passe. Même lorsqu'on a atteint un âge comme le mien, il faut continuer à s'intéresser aux productions récentes pour ne pas se laisser dépasser. Je ne regarde pas que les productions nippones, d’ailleurs. Otomo a été par exemple très influencé par Jean Giraud/Moebius. Je l’adore moi aussi. Beaucoup de mangakas apprécient également les comics américains. C’est ce jeu d'influence mutuelle qui fait naître de nouveaux styles graphiques.


Y a-t-il des scénaristes avec qui vous aimeriez travailler à l’avenir ?


Pas vraiment. J'ai déjà un pied dans la tombe, donc un peu de mal à me projeter dans l'avenir. J'aimerais à nouveau adapter des romans classiques comme je l’ai fait avec Lord (inspiré de l’Histoire des Trois Royaumes). Le théâtre Nô du XVIIème siècle m’intéresse beaucoup, en particulier l’œuvre de Tchikamatsu Monzaimon. Ces histoires d'amour interdites représentent pour moi le summum de l'érotisme. J’aimerais aussi beaucoup réaliser seul un manga sur l’artiste samouraï Miyamoto Muzashi sous un angle inédit.



Marius_Jouanny
7
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le 1 août 2023

Critique lue 38 fois

Marius Jouanny

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