C'est le propre de la saga de George Lucas que de piocher l'inspiration à gauche à droite, selon la formule du Héros aux Mille Visages de Joseph Campbell : mythologie grecque, westerns, chanbara, science-fiction, heroic fantasy, piochez ce que vous voulez… mais un genre jusqu'alors laissé tranquille dans son coin est le gothique. Grand fan, John Ostrander allait y remédier avec ce deuxième tome de la Star Wars : Jedi, intitulé à juste titre Ténèbres.


Les premières planches sont effectivement dignes des meilleurs récits du genre : fuyant son ancien maître jedi qu'elle accuse du meurtre de son oncle, Aayla Secura atterrit en catastrophe sur la planète-prison Kiffex. Là, elle est attirée par une voix d'outre-tombe et sort le jedi noir Volfe Karkko de son sommeil millénaire. La chasse va pouvoir commencer.


Quelques mois plus tard, de planète carcérale, Kiffex est devenu une zone de non-droit. Sur Coruscant, le Conseil des jedi valide son statut d'assemblée des plus gros abrutis de la galaxie en envoyant Quinlan Vos, qui récupère à peine des affres de l'album précédent et dont la mémoire reste incomplète, enquêter sur les multiples rebellions de prisonniers. Franchement, Yarael Poof devrait être rebaptisé Yarael Pouffe, avec un niveau d'intelligence pareil ! Son cerveau serait-il en train de se déverser dans son long cou ?


Enfin, sans cela nous n'aurions pas d'histoire. Maître "Vausse", comme dit Bruno Choel dans la VF de La Revanche des Sith, est déposé dans la dévastation qu'est devenue Kiffex. Le conseil, sur la recommandation de Sheyf Tinté, espère que ses pouvoirs de "psychométrie", comme ils appellent sa capacité à lire l'histoire des objets en les touchant, permettront de découvrir ce qui a bien pu causer cette perte de contrôle de la planète. Quinlan commence donc son enquête dans l'une des prisons en utilisant ses pouvoirs sur un cadavre, "un objet comme un autre", dit-il froidement. Il découvre que les coupables de tous ces meurtres sont des Anzatis réduits à l'état sauvage.


Les Anzatis ont été introduits dès le premier film en 1977 en la personne de Dannik Jerriko, le grand type mince que l'on voit fumer au narghileh dans la cantina de Mos Eisley. L'UE leur a par la suite attribué la capacité de "boire l'âme" de leurs victimes en leur suçant le cerveau à travers les narines grâce à leurs membranes. Il aurait donc été dommage de ne pas les utiliser pour un récit aussi rétro et glaçant que ce Ténèbres ! En les transformant en goules, Ostrander préfigure également le tropisme zombiephile qui allait s'emparer à son tour de SW quelques années plus tard, notamment dans le jeu KOTOR et l'épisode "Massacre" de The Clone Wars.


Comme si cela ne suffisait pas, Quinlan (ré)apprend que ce sont également les Anzatis qui sont responsables de la mort de ses propres parents, alors qu'il n'était qu'un petit enfant ! La balance mentale et morale du jedi aux dreadlocks était déjà endommagée par sa perte de mémoire, mais renouer avec ce souvenir-ci menace de faire valser le peu qu'il lui reste… heureusement, Quinlan reçoit le renfort inattendu de son ancien maître, Tholme.


Non seulement est-ce rassurant de voir que le conseil n'est pas stupide à ce point, mais le brave Quinlan a effectivement bien besoin d'un mentor à ses côtés. Pourtant, Tholme n'est pas nécessairement la figure chaleureuse et paternelle que l'on associe généralement avec le terme "maître jedi", Alec Guinness et Liam Neeson aidant. John Ostrander dit s'être grandement inspiré de Mycroft Holmes, frère de Sherlock, pour créer ce personnage au flegme indéniablement britannique. Tholme est ce qu'on pourrait appeler un "aristocrate jedi" et sa relation avec Quinlan est empreinte de respect mais aussi de beaucoup de réserve. L'apprenti n'est que feu et rage, il prend tout très personnellement, là où le maître est extrêmement froid et détaché en toute circonstance. Leur dynamique beaucoup moins stéréotypée que l'habituelle relation mentor-padawan dans SW sera l'une des clés de voûte de la série Jedi puis de son successeur Clone Wars jusqu'à la toute fin.


Tholme n'est toutefois pas la seule personne que Vos rencontre en chemin : Villie est également de la partie ! Il tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, mais un récit aussi glauque a grand besoin d'un support comique donc on ne va pas s'en plaindre, d'autant que le Dévaronien est encore plus hilarant dans cet album que le précédent ("Salut!Salut!Salut!Au r'voir!Au r'voir!Au r'voir!"). Deux autres chevaliers jedi viennent également se joindre à eux dans leur quête : Zao, petit Veknoïd aveugle et philosophe, se décrivant comme "une feuille guidée par le vent" et dont les talents de cuisinier révèlent l'affinité des gens avec la Force, et T'ra Saa, femelle Neti millénaire… et amante de Tholme. SW est généralement à son meilleur niveau lorsque l'histoire est conduite par une poignée de personnages dissonants, et cette bande-là ne fait pas exception : un Rasta ténébreux, un gentleman, un moine-cuisinier aveugle, une femme-arbre et un chasseur de primes qui parle de lui à la troisième personne, pourrait-on rêver mieux ?


En attendant, ce n'est pas l'éclate pour les personnages eux-mêmes, surtout lorsque Quinlan réalise que les goules anzatis sont menées par nulle autre que sa propre ex-padawan Aayla Secura – outch, pas la meilleure journée au boulot… on apprend aussi que Volfe Karkko était jadis un jedi modèle, mais l'appel de la "soupe", comme les Anzatis appellent l'âme de leurs victimes, était le plus fort et il bascula du côté obscur de la Force avant d'être vaincu et momifié – tout cela est délicieusement gothique…


En jouant sur sa colère et sa culpabilité vis-à-vis d'Aayla ainsi que sur sa haine des Anzatis pour ce qu'ils ont fait à ses parents, Karkko joue la carte classique des méchants de SW, à savoir faire passer le héros de son côté. Il est tout près de réussir, mais Tholme, Zao et T'ra joignent leur esprit à celui de leur jeune compagnon pour l'apaiser, dans ce qui constitue l'une des meilleures scènes de l'album. Fort de leur soutien, Quinlan rejette les paroles empoisonnées du jedi et le duel s'achève comme dans les meilleures chanbara : les deux combattants se font face, sabres levés, puis c'est le choc… dont le jedi kiffar sort bien sûr vainqueur, le corps de son adversaire s'effondrant en silence, comme au ralenti.


Je ne comprends pas très bien comment la mort de Karkko suffit seule à rendre sa mémoire à Aayla et à la faire revenir du bon côté elle aussi, mais on ne va pas chipoter… les jedi quittent le temple de Karkko en perdition à la dernière seconde sur le vaisseau de Villie, Tholme accepte de parachever la formation et la rééducation d'Aayla pendant que Quinlan, toujours marqué par les épreuves, suivra le conseil de Zao et errera dans la galaxie à la recherche de la paix intérieure. Tout est bien qui finit bien.


Mémoire Obscure avait bâclé son finish, mais Ténèbres a parfaitement géré le sien : ce n'est pas le plus original qui soit, mais c'est efficace et satisfaisant. Je pourrais en dire autant de l'album en entier, d'ailleurs. Ce tome 2 de Star Wars : Jedi est tout simplement l'un de mes comics SW préférés. Le pari "draculien" de John Ostrander est réussi car il est parfaitement maitrisé, grâce à un scénario qui n'a pas peur d'explorer les tréfonds les plus sombres de l'âme de son héros décidément de plus en plus proche de devenir un anti-héros (lorsqu'il abandonne un prisonnier des Anzatis à son sort, par exemple), plutôt que de rester à la surface des choses en se contentant de clichés sur les vampires.


Le dessin de Jan Duursema fait une nouvelle fois merveille, l'unité d'environnement aidant. Les marécages puants, les forêts obscures, les prisons poisseuses, tout est dépeint à la perfection. Ses personnages aussi se sont grandement affinés, notamment Quinlan, dans le genre "beau ténébreux". Les coloristes sont souvent laissés pour compte mais je tiens à souligner le superbe travail de Dave McCaig dont c'est hélas déjà la dernière collaboration avec Ostrander et Duursema. Retirez les dialogues et l'album reste tout de même un régal pour les yeux. L'immersion dans la déchéance de Kiffex aurait été impossible sans les parfaites combinaisons de vert et de gris de McCaig. Grâce lui soit rendue.


Il ne fait aucun doute que Ténèbres a marqué durablement les comics SW du début du XXIème siècle. Son style aussi sombre que réaliste, qui n'est pas sans rappeler nos Moebius ou Druillet nationaux, tranchait énormément avec tout ce qui se faisait depuis le très controversé Empire des Ténèbres dix ans auparavant, et devint le mètre-étalon de nombreux comics à venir. Ostrander et Duursema eux-mêmes y feront moult fois références, conscients d'avoir d'ores et déjà atteint un sommet : lui avec son écriture à fleur de peau, plus préoccupée par la psyché de ses personnages que par les piou-piou mais pas glauque au point d'oublier l'humour essentiel à SW, elle par son trait acéré et spectaculaire idéalement mis en couleurs par Dave McCaig. Un incontournable pour tout fan de Star Wars, à mon sens !

Szalinowski
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le 14 mai 2019

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