Ceci n'est pas un film. Juste un choc.


Mardi 5 septembre 2017, UGC Ciné Cité Bercy, salle 15, Paris. 23h15. Le générique de fin, silencieux, s'impose sur l'écran, les lumières de la salle devenue cathédrale s'allument, nul filet de voix ne se fait entendre, jusqu'à ce qu'on ait franchi les portes vitrées du cinéma, traversé les allées du Bercy Village, surplombant la nuit parisienne. C'est décidément beau une ville la nuit. Qu'il fut pourtant difficile, pour ne pas dire impossible, de reprendre son souffle éreinté et coupé, de saisir l'air qui s'offrait généreusement à nous, de ne pas succomber à une crise d'hyperventilation au bout de ces deux heures vingt, imparfaites certes (mais qui ne l'est pas?), parfois dotées de petites longueurs et de deux-trois scènes inutiles, mais d'un puissant éréthisme, violentes et frénétiques, ne laissant quasi aucun répit au spectateur devenu témoin d'une époque récente, encore trop récente, éternellement inacceptable. Une joie rose et noire, sur laquelle plane incessamment l'ombre de la mort, tandis que pèse sur les épaules des protagonistes la lourde épée de Damoclès d'un mal irréversible et dévorant en quatre lettres: SIDA.


J'ai, non pas les mots, mais le cœur qui bat au rythme de ces 120 battements par minute, et les larmes qui coulent, les sanglots qui s'imposent à ma respiration naturelle devant un bouleversement si rare, la colère qui s'empare de moi. On pourrait être tenté d'intenter à Robin Campillo un procès pour excès de démonstration et de pédagogie, de même que certains lui reprochent un regard misérabiliste, voire pathos, sur la maladie. Cela signifierait-il donc que le septième art ne peut se muer en éclaireur de la réalité, celle où Sida rime avec agonie lente et certaine, où il ravage une communauté, un cercle d'amitié et de sociabilité, détruit une famille et un couple éternellement lié par son amour et son combat? Cela voudrait-il dire que le cinéma se doit de fermer les yeux parce que montrer les larmes et les cris de désespoir des malades ne serait que théâtralisme exacerbé et pathétisme mal placé? Si Art est indéniablement synonyme d'ambition, doit-on pour autant s'en tenir à des attentes exclusivement formelles et délaisser le propos, aussi instructif puisse-t-il être?


A ces deux critiques, j'émets l'objection la plus totale, puisqu'a contrario, elles permettent de mettre en exergue l'articulation réussie entre l'individu et le collectif, entre l'histoire du couple Sean-Nathan et le temps de l'organisation Act-Up, les deux étant interdépendants l'un de l'autre et s'inscrivant dans une temporalité et un combat communs. La première partie est ainsi consacrée aux longues assemblées générales, aux débats animés agitant l'organisation quant à l'évolution de ses modes d'action et à ses revendications, aux prises de rôle de ses militants, engagés de longue date ou nouveaux venus également en quête de sociabilités solidaires, aux affrontements comme à la communauté des membres. La seconde, quant à elle, se concentre davantage sur le combat d'un couple désireux de vie, mais luttant contre la mort, plaçant également le spectateur face à cette dernière et l'urgence de vivre régissant le jusqu'au boutisme d'un mouvement enthousiaste, un dynamisme que seul la maladie viendra sournoisement mettre en branle, la fougue et l'énergie qui s'éprennent de ces corps jeunes et impatients, jouant leur va-t-où dans des actions coups de poing, dont les rares médias présents au début retiendront d'abord la (nécessaire?) radicalité contre les puissants plus que le message revendiqué haut et fort, l'appel à l'aide émanant des viscères de chacun de ces condamnés à mort abandonnés à leur sort par le monde de la santé, les politiques, l'industrie pharmaceutique et - plus largement - par la société pour qui les séropositifs de la fin du XXe siècle sont les pestiférés de l'histoire médiévale. Plus on s'éloigne de ceux qui sont violemment perçus comme des "cancers" contagieux de la société, mieux on se porte, la tendance à fermer les yeux visant à s'auto-persuader vainement que cela n'arrive qu'aux autres, grave erreur (et pas seulement du fait du sang contaminé). Être séropo aux yeux des contemporains de cette génération sacrifiée revient à être porteur d'une forme de déviance sociale et de dissidence vis-à-vis de la norme imposée par la société, et du refus (conscient ou subi) de se conformer à une normalité visant à l'uniformité. LGBT, toxicos, prostituées (ces deux groupes également sur-contaminés par le VIH n'étant que cités dans le film - ou comment éviter l'écueil de l'éparpillement dans le propos), victimes du sang contaminé, ostracisés d'un monde phobique et exprimant ses tourments à travers le dégoût de l'autre différencié, son éloignement, une rhétorique conservatrice et réactionnaire. Fermer les yeux, ou la meilleure expression de l'égoïsme de l'individu, sa négation de l'évolution du monde, sa volonté de rester dans son petit confort qu'il espère inviolable, qu'il refuse fragile et éphémère. On ferme ainsi les yeux en 1995 (comme certains continues hélas de les fermer aujourd'hui) lorsque l'on voit deux hommes s'embrasser dans le métro en face de soi, on pouffe et on se lève. On ferme les yeux lorsque, jeune femme hétérosexuelle, on se voit proposer des capotes et un manuel de prévention dans la cour d'un lycée qui refuse ostensiblement d'en mettre à disposition de ses élèves et on les refuse, assénant alors un "moi, je ne suis pas pédé" aux combattants qui répondent alors d'un baiser qui, plus qu'effronté, sera l'acte de naissance d'un couple. On ferme aussi les yeux devant les brochures crues mais vraies distribuées à ses élèves et que, professeur, on refuse qu'ils regardent, comme s'il fallait continuer de demeurer enfermé dans sa tour de verre et rester confiné dans une ingénuité feinte quand on a 17 ans. Et pourtant, les événements sont quotidiennement là pour rappeler notre éphémère condition humaine.


Par la force des choses et de leur situation, les militants ont eux les yeux bien ouverts. Comme jamais, le spectateur se retrouve en pleine phase avec la dénomination de sa position, puisqu'à la fois témoin, complice et autre tiers (à défaut d'être acteur) de ces vives discussions sur le message à porter, le fonctionnement interne, de ces prises à parti, mais également de l'histoire de ces êtres respirant la jeunesse et la vie, dont on sait hélas qu'ils subiront la vindicte implacable de la maladie qui les réduira à néant à échéance brève si les rares traitements ne cessent d'agir à court terme. Sont alors impatiemment attendus les résultats d'un test effectué par un labo refusant de les divulguer avant la conférence mondiale sur le sida au mépris de malades qu'ils savent "impatients" mais dont ils ne peuvent comprendre la rage de vaincre le virus, et où - surtout - l'on parle de l'apparition prochaine de trithérapies (les premières seront mises en circulation en 1996). On suivra ainsi l'un des leaders d'Act-Up, à la fois gracieux et rebelle, refusant le conformisme et la police des actes et des mots, impétueux et indocile, ne cédant devant aucune audace pour mener à bien le combat collectif et personnel, pour repousser au plus loin l'échéance fatale, la vie qui s'efface peu à peu de ces regards virant au désespoir, voire à la résignation devant l'issue irréversible, l'inacceptable. Les uns après les autres s'éteignent, effectuent un dernier cortège avec leurs camarades mais à sa tête et les pieds devant, la rage au poing mais la joie foutue en l'air, les larmes et les trémolos dans la voix, avant que ne continue la lutte encore plus vigoureuse en leur nom collectif.


I can feel your heartbeat (he said to me)


Sean, de son prénom, c'est le tout aussi extraordinaire Nahuel Perez Biscayart. A l'instar de l'ensemble de ses collègues, il se refuse au jeu du mensonge inhérent à l'art de l'acteur: il se contente d'être, avec une poignante justesse, de ces femmes et (surtout dans le film) hommes rejetant l'évidence au profit de l'urgence, juste cruellement "séropositifs" ("- Qu'est ce tu fais dans la vie? - Moi? Je suis séropositif") alors qu'avant tout êtres humains, vivants, dont on ressent le heartbeat jusqu'à l'intérieur de nous, dont les corps s'étreignent avec une magnificence rare dans le septième art, touchant aux confins du sublime, une sensualité non feinte et d'un naturel incroyable, alors même que la scène d'amour ou de sexe est connue pour être l'une des difficultés de jeu majeures des acteurs au cinéma. La différence étant ici que, sous nos yeux, n'évoluent pas les immenses Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Adèle Haenel, Antoine Reinartz, mais bien Sean, Nathan, Sophie, Thibault, Max, Hélène, Jérémie et tous les autres, magnifiques combattants d'une époque à laquelle leurs interprètes n'étaient qu'à peine nés pour certains, lutteurs infatigables jusqu'à ce que mort s'en suive, injustement méconnus et dénigrés. Epargnez-nous vos louagnes disait ainsi Didier Lestrade (co-fondateur d'Act-Up) dans une lettre pour Libération parue le 30 mai 2017, "Déjà, sur Facebook les anciens ­redoutent une mania affective qui serait bien différente du mépris que nous avons dû subir de tous les côtés pendant nos années d’engagement. Nous avons créé ce mouvement au milieu des insultes. Alors please, ne recommençons pas la même blague, c’est gênant pour tout le monde. 120 BPM ­raconte une histoire commune que la société a oubliée. " De louanges, Sean et les autres ne veulent pas. Ils veulent être entendus. Juste des résultats et de la considération pour les malades. Des flics, il se fout. Des conventions, il s'en branle. Des formes, n'en parlons pas, quitte à attaquer, à la stupéfaction et à l'ire de ses camarades, la respectée Hélène, mère d'un jeune hémophile victime du sang contaminé, parce qu'elle a osé réclamer la prison pour les responsables de l'affaire, en contradiction avec les valeurs initiales d'Act-Up. Sean est jeune, charismatique, fougueux, révolté, irascible, en colère, fou, fantaisiste, combattant de la première heure. Comment le beau Nathan, tout juste entré dans l'organisation, pouvait-il résister à ce mousquetaire de la cause, n'hésitant pas une minute à donner l'assaut sur un labo à coups de poches de faux sang ou à faire la majorité (malgré la perplexité de certains camarades) au son de la musique électro lors de "ce qui sera peut être [sa] dernière gay-pride'? Mais Sean, comme tous, court après la montre, l'horloge tourne sans que les secondes écoulées ne puissent être remises dans le sablier, sait ses heures comptées, jusqu'à quand il ne le sait initialement pas, mais bientôt la réalité de cette saloperie froidement nommé "syndrome d'immunodéficience acquise" le rattrapera. Les sarcomes de Kaposi couvriront certaines parties de son corps. Les diarrhées chroniques et les vomissements lui feront passer des nuits entières sur les chiottes. La fièvre, celle qui s'empare également des âmes et des corps lors de ces soirées au rythme de 120 battements par minute qui suspendent le fil et la lourdeur du temps, sera l'expression d'infections bactériennes sévères dues à la mort progressive et massive de ses lymphocytes T4. La leucoplasie buccale sera censée l'empêcher d'approcher ses lèvres de celle de Nathan: celui-ci fera fi des recommandations de cette moitié. L'amour, Unique, tel celui de Haneke, comme la vie ne peut en offrir deux, résistera, haut et fort, inviolable et inaltérable, dévoué. Nathan sera toujours là, avant, pendant, mais aussi après, aux côtés d'un Sean amaigri, affaibli, privé de l'énergie et du dynamisme essences de son existence, désormais dénué de cet entrain naturel, de ces élans et emportements passionnels qui le rendaient unique, de cette exaltation dont l'a dépossédé le Sida à coups de séjour d'hôpital et d'enfermements forcés par son état. Peu à peu, il va les enterrer, ils vont mutuellement s'enterrer, impuissants mais actifs devant l'injustice, veiller leur défunt ami reviendra à enterrer leur propre cadavre à une échéance indéterminée mais approchant quotidiennement, même si l'on n'est pas obligé de voir le corps, surtout lorsqu'on a seulement seize ans.


Les frissons de Sean seront les nôtres, éprouvés, désespérés, remis à leur place de mortels, faisant face à notre propre mort, la glaçante, celle qui nous vole trop tôt nos êtres aimés et nous enlèvera un jour notre souffle.


Ses cris et ses larmes de désespoir, inoubliables, inextinguibles, comme une abdication forcée face à cette prise de conscience, cet échec face à sa lutte personnelle, mais une pierre essentielle à ce roc symbolique qu'est la guerre, et ses multiples batailles que d'autres devront mener, seront aussi les nôtres, surtout ces larmes, qui mettront du temps à nous quitter après avoir littéralement fui la salle.


Les larmes de Nathan, privé de son amour qu'il a aidé, à sa demande, à se libérer de ce fardeau nommé Sida et dépossédé d'une partie de lui, continueront d'embuer longtemps nos yeux à l'évocation de ces 120 BPM.


Le regard de Sean, jadis enjoué, aujourd'hui conscient que l'heure est venue...


...


Comment trouver les mots?


Y a t-il seulement des mots?


...


Sans pathos, ni lamentations.
La lutte, encore et encore, éternelle.
Dans la joie, l'ardeur, l'effervescence, l'ivresse.
L'audace, toujours.
L'amour, la chaleur des corps qui s'étreignent, la bouleversante intensité des sentiments.
Inaltérable, inépuisable face aux épreuves et à la rudesse de l'arrivée de la Faucheuse.
Puis vient la mort, pernicieuse et salope.

Ainsi va l'injustice de la vie.

Croquée, engagée, totale, combattante jusqu'au bout.
Consciente de l'évidence et de l'inconnue du lendemain.
La vie. Juste la vie. Simplement la vie, au rythme de 120 battements par minute.
Pour Sean, Nathan, Sophie, Thibault, Max, Hélène, Jérémie et les autres.
Pour cette génération sacrifiée et celle, frappée, qui poursuit le combat.
Pour elles et eux, les yeux ouverts.
La vie. Juste la vie. Simplement la vie. Au rythme de 120 battements par minute.

rem_coconuts
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le 10 sept. 2017

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