Jacques Rivette finissait « De l'abjection » par « celui qui filme ainsi la mort n'a droit qu'au plus profond mépris ». Et pour des raisons différentes, Steve McQueen est de toute évidence abject.
Passant par une volonté de reconstitution historique jamais égalé au cinéma, si l'on omet le projet pharaonique de Kubrick a propos de « Barry Lindon », McQueen n'entend rien moins que de nous faire vivre l'histoire. Certes, un grand nombre de cinéaste, pour la plupart détestable, se sont confrontés à un tel projet. Spielberg a deux reprises : le douteux « Amistad » et les plus réussis mais trop hollywoodien « La liste de Schindler » et « Il faut sauver le soldat Ryan ». Mais ces films jouissent d'une qualité réflexive importante : conscient de leur incapacité à faire vivre l'histoire, ils la font revivre. Tel Alain Resnais dans « Nuit et Brouillard » (même si la comparaison laisse à désirer), Steven tentait de retrouver l'horreur de l'histoire à travers les traces de celle-ci dans le monde présent. Mais, le projet est inéluctablement voué à l'échec, le cinéma ne peut que re-présenter ; et face à cet aveux d'impuissance, Spielberg optait pour le choix logique : retourner vers le cinéma. Ainsi de la séquence des douches, alors que le convoi des femmes juives fût détourner vers Aushwitz, Spielberg ne peut se résoudre à faire « vivre l'horreur », le film reste film : les jeunes femmes sont sauvés juste à temps.
Steve McQueen, déjà détestable avec « Shame », fait exactement l'inverse. Il entend tout nous montrer, nous faire revivre l'histoire, l'horreur, ôtant tout contexte (économique, sociologique , politique, religieux, …) pour se focaliser sur l'horreur de l'histoire d'un homme. Le spectacle fera bien le lien avec tous les autres. Mais cet homme, Solomon, n'est pas identique aux autres esclaves : il est un blanc, éduqué, lettré, musicien, dans un corps de noir. Lorsque le protagoniste est dans la boutique, choisissant une valise pour sa femme, et que ce jeune noir vient à lui, Solomon est tout autant une image idolâtré, fierté, objet d'envie pour sa richesse par ce jeune homme qui « voudrait être comme lui » ; tout autant qu'il est en contraste : il n'est pas un noir (il appartient au monde des blancs) et n'est pas un blanc (il est noir) : objet de curiosité et de rejet. Coincé dans un entre-deux, Solomon va devoir choisir.
L'absence de contexte socio-historique comme base du film pour se focaliser sur le parcours cet homme empêche McQueen d'identifier les forces en présence : oppose-t-il les noirs et les blancs ? Les pauvres et les riches ? Ou les bons et les méchants ? Un blanc travaille avec les noirs mais vend le secret de Solomon ; Brad Pitt lui permet de retrouver sa vie. Absence de réponse, car l'objectif de McQueen est tout autre. Il n'entend pas faire une analyse, ou même penser à la question. Tout ce qu'il souhaite, c'est choquer : lorsque Solomon est embarqué sur le bateau depuis Washington, McQueen par la force de son montage, la puissance de cette roue qui tourne inéluctablement, rapprochant sans cesse le personnage de la mort certaine (la roue semble à celle des trains de Spielberg), l'éclairage très obscure créateur d'une ambiance terrifiante toute droit issu des films gore (type « Saw »), l'esprit du spectateur est en état de choc. Sans doute, le choc fait-il partie imprégnante du sujet. Mais de là à filmer en plein champ les coups de fouets et les lambeaux de chaires qui se détachent du dos accablé des esclaves, il y avait un pas à ne pas franchir. La catharsis ne peut fonctionner que si le spectateur croit encore à la représentation, la mimésis, comme n'étant pas la réalité. Le spectateur n'a d'autre choix que de détourner les yeux (et détourner le regard d'un passé indéniable ? Non ! Détourner le regard d'un spectacle méprisable!) ou continuer à regarder (davantage preuve d'un sadisme clinique que d'un engagement civique).
McQueen veut nous faire vivre l'histoire, d'où la volonté de ne rien nous épargner … En témoigne ce regard caméra à la fois lourd et agaçant. Lorsque Bergman ou Truffaut le manie, c'est avec talent (mettre le spectateur dans l'ambara du voyeur pris dans l'acte / arrêter le flux du film sur une image manipulée :grossissement pour isoler ce regard), mais lorsque McQueen veut mettre le spectateur dans l'embarra, face à ses responsabilités, au beau milieu d'un film qui l'accuse en le replaçant face à ses responsabilités (ou pas, tout dépend de quel couleur nous sommes : plutôt que de comprendre, il perpétue la lutte), l'acte devient redondant et lourd. Entre McQueen et Bergman réside la même différence qu'entre Marc Levy et Victor Hugo ...

Cependant, le film contient une qualité essentielle sur laquelle JE ne saurais que trop peu insister. La musique (signer par le décidément-génialissime Hans Zimmer) transforme cette présentation de l'histoire en une odyssée mythologique. Portée par les cordes, la musique infiltre certaine séquence d'une force métaphysique extraordinaire, au point que la question semble légitime : McQueen a-t-il donner des instructions à Zimmer, car ne semble-t-elle pas contradictoire au reste du film ?
Le récit se focalise sur les douze années passés en esclavage par Solomon, entre brimade et survie. Mais la musique transcende ce quotidien, cette banale présentation pour en faire un combat pour la survie de l'humanité de Solomon ; une odyssée pour retourner chez lui, non à Itaque mais à Saratoga, auprès de sa femme et de sa famille. Sans doute, la vérité historique serait alors détournée pour une beauté suprême : l'espace devenant l'adversaire ; la société et les mœurs joueraient les rôles des Dieux grecques … Théorie sans doute confirmée par la longueur du plan vers de Solomon enfin délivré se dirigeant vers la carriole de son bienfaiteur, l'importance du plan subjectif sur la porte lorsque Solomon retourne chez lui, et le rôle joué par Brad Pitt : capable de s'opposer aux Dieux, tel Achille (précédemment interprété dans « Troie »).
Les blancs ne sont plus alors « méchants » mais « nécessairement-méchants », les noirs les camarades d'Ulysse pour son retour vers Itaque. Mais cette idée passe en-deçà du travail de McQueen dont les intentions sont de toute évidence toute autre : en témoigne l'insistance portée sur la vérité historique, sur le vrai Solomon dont le film se veut le fidèle témoignage.
chabrol_yann
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le 3 févr. 2014

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chabrol_yann

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