A soixante-dix-sept ans, le cinéaste new-yorkais continue sa lancée. Et chaque année, nous avons l'honneur et le privilège de découvrir la fine fleure filmique tout droit sortie de l'esprit (déjanté parfois, génial toujours) de Woody Allen. Après plusieurs films inégaux aux Etats-Unis, et à court de financement outre-atlantique, il se décidait pour une tournée européenne. Seulement après Match Point, Le Rêve de Cassandre, Vicky Christina Barcelona, Minuit à Paris et To Rome With Love, Woody Allen annonçait son retour dans son pays natal, pour une escale à San Francisco : "la ville la plus européenne des Etats-Unis".
Une femme, décoiffée, démaquillée, de toute évidence très négligée, vient s'asseoir sur un banc occupé. La femme se parle à elle-même, ses traits sont tirés, ses gestes brusques. Tout nous indique la maladie mentale. Les passants la fuient, et à travers les paroles indistinctes prononcées, cette femme rejoue une scène issue de son passé, discutant avec un fantôme. Tout le film consiste en de amples allers et retours entre passé et présent de ce personnage qu'est Jasmine. Comment une riche épouse, n'ayant jamais manqué de rien, se retrouve à devoir vivre avec sa soeur, abandonnant le standing auquel elle était habituée ? Est-elle cruelle d'avoir négligé sa soeur durant toutes ces années ? Comment parviendra-t-elle à retrouver son mode de vie ?
Surprenant, Woody Allen introduit une réflexion sociale dans son oeuvre, jusque-là (presque) absente, à quelques rares exceptions près (Escroc mais pas trop, par exemple), la question pécuniaire omise. Le cinéaste a conscience de son impossibilité de traiter des problèmes des couches ouvrières. Mais dans Blue Jasmine, le cinéaste exprime une volonté de côtoyer le grand dramaturge américain Tenessee Williams, et par conséquent, de parler de l'homme de la rue. A ce titre, le marcel arboré par Marlon Brando dans l'adaptation cinématographique d'Un tramway nommé désir trouve quelques échos particulièrement délicieux. Le film est ancré dans une actualité toute aussi inhabituelle. Jamais dans son oeuvre, n'ont été abordés les problèmes raciaux, politiques ou économiques du monde ou du pays. Et pourtant, l'auteur nous parle ici d'abus et de fraude, image du système capitaliste, dans lequel les puissants écrasent les plus pauvres, les volant pour s'enrichir, un film sur les gangsters à cols blancs en définitive.
Blue Jasmine est le portrait d'une femme, presque d'un stéréotype. La blonde, bonne épouse et pilier de la communauté, finançant des oeuvres de charité, mais ce masque est temporaire, et va vite se déchirer. Jasmine, de son vrai nom, Jeanette est avant tout un être mondain, évoluant au milieu des richesses, et fuyant la solitude. Car, elle n'est pas seulement névrotique, comme dans nombre de portraits de femme de Woody Allen (Alice, Annie Hall, Hannah et ses soeurs, September, Une autre femme ...) qui cherchaient la voie de la guérison en s'avouant la vérité. On peut penser à Alice qui guérit en se libérant du joug que son mariage fait peser sur elle. Cette quête de libération trouvera alors son aboutissement par une sacrifice personnel sous la forme d'un voyage pour venir en aide aux pays sous-développés. Et la présence d'Alec Baldwin dans les deux films ne peut être dû qu'au simple hasard. Dans Alice, il interprétait l'amour de jeunesse de l'héroïne, qui surgissant dans le présent sous la forme fantomatique, apportait cet élan de jeunesse, cette volonté d'indépendance, et ce courage nécessaire au projet de cette femme. Dans Blue Jasmine, l'acteur interprète l'exact rôle opposé : il ne la pousse plus, mais la retient dans ses illusions, lui fait vivre la vie dont elle rêve, prolongeant ses névroses, et gravant leurs chutes respectives.
Jeanette a honte de ce qu'elle est originellement, et tente de cacher ses névroses en les camouflant : "Jeanette" devient "Jasmine" (stratégie payante puisque Alec Baldwin dit être tombé amoureux du prénom). Ses vêtements, ses bijoux, ses manières, son snobisme et sa mondanité sont censés cacher "ce qu'il y a en dessous" : une femme semblable en tout point à sa soeur. Les deux femmes sont en effet construites en exact opposé : la blonde et la brune ; la "riche" et la "pauvre" ; l'une est malheureuse l'autre pas ; l'une est veuve l'autre fiancée ; l'une vit pleinement sa vie et sa sexualité, l'autre pas. Et dans cette rivalité entre les deux soeurs, l'une finit folle et sans-abri, l'autre mère de famille, emménageant avec son fiancé, et sexuellement épanouie.
C'est par orgueil qu'elle a honte de ce qu'elle est, qu'elle change son nom pour "Jasmine" ou qu'elle fait preuve d'un snobisme effréné. On devrait même dire que Jasmine fait preuve d'hubris en se refusant au milieu social de sa soeur, en snobant toute classe sociale à laquelle elle n'appartenait pas (le comble est atteint lorsqu'elle veut obtenir son diplôme de décoratrice sur internet) ou en s'aliénant son moi véritable. Elle commet alors le crime qui va, par la force du destin, lui retirer toute humanité. Woody Allen nous avait prouver sa parfaite connaissance de la tragédie grecque antique avec "Maudite Aphrodite", il en tire ici les traits de son récit.
Le récit nous plonge dans deux temps : le passé, où Jasmine était heureuse, et le présent dans lequel elle doit lutter. L'arrivée des flashbacks, particulièrement bien écrits, marquent un symptôme de la maladie mentale de Jasmine, incapable d'affronter le présent, elle préfère se réfugier dans le passé, doux et confortable, entament le dédoublement psychique qui lui sera fatal. Qui pourrait le reprocher à Jasmine ? Dans son présent, son mari est mort, son beau-fils ne veut pas avoir de contact avec elle, et du haut de son orgueil, elle ne peut accepter sa soeur et son mode de vie. En un mot, elle fuit le présent pour se réfugier dans le passé.
Jasmine perd sa famille, la raison, et son humanité. Le film ne pourrait être plus dramatique. Pourtant, et il faut souligner le génie de Woody Allen qui mélange les tons avec une telle adresse que l'on pense de suite aux chefs d'oeuvre picturaux du clair obscur, les dialogues et le ton de surface sont volontairement comiques : résultat ? On rit aux éclats ! Les répliques sont savoureuses, et le film délicieux.
Comme depuis bien longtemps, le cinéaste n'utilise pas de découpage. La caméra est libre, les plans durent. Et ce n'est pas un hasard si tant d'acteurs sont géniaux et obtiennent des rafales de récompenses, non seulement les rôles sont toujours magistralement écrits, mais les conditions sont optimales. Penelope Cruz, Diane Keaton, Diane West, Michael Caine … Et aujourd'hui, Cate Blanchett, et Sally Hawkins dont l'interprétation est tout simplement superbe.

Le film offre ainsi une multiplication des axes de lectures tout à fait intéressante et une richesse du récit trop rare dans le cinéma contemporain. Finalement, le spectateur s'interrogera sur la différence entre ces deux soeurs, et à quoi est dû la différence ? Aurait-on affaire à film moralisateur (étrange pour Woody Allen non ?) sur l'importance d'être honnête ? Ou la différence viendrait-elle d'un hasard, du destin, ou de quelque puissance inaltérable ? Au spectateur d'en décider. Simplement, finissons sur cette réflexion : Woody nous présente une femme qui, peut-être est-ce aussi simple, s'accroche coûte que coûte à une histoire d'amour passée, au point d'en perdre la raison. D'où le titre, réunion de Jasmine et du titre de la chanson sur laquelle Jeanette rencontra son grand amour : Blue moon.
chabrol_yann
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le 3 févr. 2014

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chabrol_yann

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