Annoncé comme un grand film, plutôt plébiscité et salué par la critique, 12 Years a Slave, 3e film de Steve McQueen, dont, paraît-il, la valeur n'est plus à prouver, promettait d'en être digne. Le titre, à lui seul, interpelle : alors que l'esclavage est souvent présenté comme une condition ethnique et historique, une malédiction qui s'est abattue sur un peuple entier et l'a enchaîné pendant des siècles, l'angle adopté ici s'annonçait original et tranchant. On pouvait légitimement s'attendre à une approche novatrice, comme seul le cinéma peut en offrir, de ce sujet massif et universellement connu (de près ou de loin), par le biais d'un « biopic ». Le choix du film biographique devait en effet permettre de donner un jour nouveau à cette problématique, puisqu'il ne semblait pas s'agir de stigmatiser en images le sort d'un peuple mais plutôt, comme cela semble propre à ce réalisateur, de faire partager l'expérience intime d'un homme qui expérimente la plus grande douleur humaine : la perte de sa dignité (et non pas l'éloignement de sa famille ...).

Vous l'aurez compris, pour moi il n'en est rien. Steve McQueen s'est contenté d'un film plat, d'une collection de clichés douloureux, certes, rarement montrés au cinéma, certes, mais si bien ancrés dans la mémoire collective et culturelle de cette sombre période que le spectateur est condamné à hocher la tête d'approbation pendant deux heures et répéter : « Mon Dieu, c'était vraiment horrible ce qu'on faisait subir à ces pauvres gens ». Oui, c'est vrai, vraiment. Mais ça, on le savait déjà.

Pourtant, je le répète pour le développer, ce film avait tout pour renouveler l'approche artistique de l'esclavage. Mais, pour cela, il aurait fallu que son réalisateur s'attache à autre chose qu'à la seule souffrance de ses protagonistes. Il aurait fallu qu'il ait le courage de montrer son personnage principal dans toute l'ambiguïté de sa condition pour ne pas le réduire à l'insipide rôle de héros pathétique (au sens propre, pas de jugement de valeur). Parce que ce personnage a une véritable profondeur. Son expérience n'est pas seulement celle de la souffrance physique et psychologique, ce n'est pas seulement celle de l'absence des êtres chers et des coups de fouets.

Cette histoire pourrait – et devrait – signifier bien plus. On peut y voir le récit d'une chute, la plus douloureuse qui soit, une chute dans l'anonymat et la captivité, bien sûr, mais, surtout, une chute dans la servitude sous toutes ses formes, la transformation d'un être libre, bourgeois, relativement talentueux, ayant, en tout cas et pour autant qu'on puisse en juger, une haute opinion de lui-même, en un serf coopératif et prêt à tout pour retrouver sa vie passée. Là est le centre névralgique de l'ambivalence du personnage. A l'image des « esclaves par nature » qu'il semble mépriser lors de son voyage (cf. la scène du bateau), et alors même qu'il veut s'en distinguer à tout prix, il semble pris d'affection pour son premier geôlier et cherche à gagner, sinon son amour, du moins son admiration.

Voilà la première chose que j'aurais changé dans ce film (bien que cela soit excessivement prétentieux d'écrire cela, j'en conviens et l'assume) : étendre le récit du séjour dans la première exploitation, bien plus riche de ce point de vue que l'enfer absolu que représente la seconde. L'une, en effet, montre un maître ambigu, à la fois miséricordieux et intraitable (cf. la scène de « l'achat »), montré sous un jour peut-être trop favorable, qui semble gagner le respect de notre protagoniste central et lui faire passer ses velléités de fuite ou de combat (qu'il avait réellement, cf., là encore, la scène du bateau). Cette même exploitation aurait pu être le lieu d'une élaboration plus en avant des enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans la société esclavagiste, là où le réalisateur se contente de précipiter le départ de Solomon pour d'obscures histoires de « dettes » ou de « vengeance ». Pourquoi le maître ne peut-il pas le protéger ? Cette question n'est pas réellement posée, comme tant d'autres, et l'on plonge sans réfléchir dans l'enfer de l'exploitation Epps.

Celle-ci, l'autre, donc, devait être le lieu de déploiement du cinéma de McQueen dans sa capacité à élaborer une saisie intense et précise de la souffrance humaine. C'est là que, à mon sens, le film sombre doucement dans la gratuité et la facilité, dans la caricature manichéenne et l'étalage d'une torture quotidienne. Du point de vue dramaturgique, on ne peut se défaire d'un terrible sentiment de déjà vu, d'une impression pesante de répétition : toutes les scènes sont en double. Le déroulement se fait de manière grossière. Pour ne prendre qu'un exemple, le réalisateur amène de manière lourde l'amour pervers et violent du propriétaire pour sa meilleure travailleuse, et l'issue de cette histoire devient rapidement lisible.
Qu'on ne se méprenne pas : je ne critique pas le fil dramaturgique en soi, il n'est a priori pas écrit puisqu'il s'agit d'un biopic. Je déplore simplement son traitement, qui m'apparaît, pour reprendre l'adjectif que je m'applique à marteler depuis le début de ce texte, parfaitement plat. Pour élaborer brièvement cette notion de platitude, bien qu'elle soit assez intuitive, je dirais qu'elle exprime l'absence totale de surprise, l'absence totale de volonté de « faire réfléchir » et de bousculer le spectateur, l'absence totale d'ambition, au fond.

Mais cela n'épuise pas ce que je veux dire de ce film. Vous aurez peut-être remarqué que j'ai fait référence à certaines de ses scènes comme des moments de noeud problématique importants. Il s'agit, en fait, de scènes de transition. Voilà ce qui, selon moi, aurait dû être mis au coeur de cette oeuvre. 12 Years a Slave. Douze années. Un début et une fin de l'esclavage, un passage dans la condition d'un peuple. Que sont douze années face aux décennies qu'ont enduré des milliers d'autres personnes ? Qu'est le destin de cet homme face à celui de tous ces esclaves qui n'ont pas eu sa chance ? Que peut nous apprendre son histoire ? Et, plus que tout, comment peut-on, d'un côté, choir de la condition d'homme à celle d'animal (j'espère ne choquer personne en insinuant ici que les esclaves ont été traités, pour beaucoup, comme des bêtes de somme …) et, de l'autre, être homme à nouveau ? La force de ce film devrait être sa particularité.

Solomon n'est rien dans l'histoire de l'esclavage, quoiqu'en dise l'épilogue textuel, mais il pourrait symboliser une dimension essentielle de l'humanité : la lutte, non seulement pour la survie, mais surtout pour la dignité et la reconnaissance par l'autre, dans tout ce que ce combat a d'ambivalent et de dérangeant. Cet homme n'est pas un héros, il n'est qu'un homme littéralement indigné, pas véritablement révolté, abattu mais mu par son amour propre et la conviction qu' « il vaut mieux que ça ». Je schématise et caricature, bien sûr, mais je ne cherche qu'à faire passer l'idée qu'il pourrait être bien plus que ce que ce film nous montre. Il aurait fallu, pour cela, insister sur les moments de transition et les problématiser bien plus en profondeur, quitte à allonger le film pour mettre en lumière ce qui a dû être une véritable « réinsertion » dans la vie d'homme libre.

Il va de soi que ce film montre certaines qualités. Il a, au moins, le mérite d'ouvrir la voie au cinéma dans le traitement sérieux de ce sujet (oui, le "sérieux" est dirigé vers - et non pas contre - Django), en montrant certaines portes qu'il se retient d'ouvrir (alors qu'il en enfonce d'autres, déjà ouvertes …). Techniquement parlant, bien que cela ne soit pas mon champ de compétences, l'image ne semble que rarement plus travaillée qu'un blockbuster américain. Il faut toutefois relever certains plans frappants. Je retiendrai l'habile plan fixe sur un Solomon pendu qui « survit » sur la pointe des pieds, cherchant un appui dans la boue du bout de ses pieds, seul, alors que la vie de la plantation continue autour de lui. J'y vois une très belle symbolisation de sa condition d'alors, dans la première exploitation. Ce plan, à vrai dire, en dit plus que le film dans son ensemble, et il faut admettre le génie quand on le voit, bien que cela soit épisodique dans ce film.

Pour conclure, je place un espoir tout cynique dans ce film. Sans vouloir le « descendre » absolument, j'espère qu'il saura inspirer ses successeurs et leur épargner les lieux communs qu'il met en scène. C'est fait, ce n'est plus à faire.
Ugo_Galli
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le 18 févr. 2014

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Gugo Alli

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