Mon cher Jean-Luc, j'aimerais te dire une chose : je supporte de moins en moins (et plus particulièrement ici) ta vision profondément misogyne des individus de sexe féminin. Je ne crois pas que l'époque soit une excuse. Regarde le magnifique Cléo de 5 à 7 (réalisé néanmoins par une femme, et la seule). Tu dois sûrement connaître ce film puisque tu joue dedans, à un court passage aux côtés de Anna Karina.
Ainsi, je me pose la question suivante : vas-tu cesser un jour de ne filmer que des hommes (ici Belmondo, un peu énervant, pour ne pas dire trop) qui passe la plupart de son temps à taper sur les jolies fesses de Jean Seberg, à vouloir coucher avec elle coûte que coûte, et à lui dire je ne sais pas combien de fois. A soulever les jupes des filles, à dire des trucs du genre que les femmes ne sont pas faites pour conduire, à ne pas prendre deux jeunes autostoppeuses dans sa voiture juste parce qu'il les trouve moche, et puis je ne sais plus, ça n'en finit pas.
Parce oui, tu aimes mon cher Jean-Luc, filmer et filmer Jean Seberg jusqu'à ce qu'il n'y a plus qu'elle dans le film, jusqu'à la sublimer entièrement, poupée aux cheveux courts seule dans l'univers. Et c'est vrai qu'elle est belle, qu'elle crève l'écran d'une élégance foudroyante. Jean-Luc Godard, tu aimes filmer les jolies femmes mais tu en oublies les hommes. Et c'est normal, puisque tu es toi-même un homme et que tu aimes les femmes. Mais ce n'est pas une raison, oh que non, pour être aussi misogyne à ce point.
La femme dans ton entière filmographie est simplement réduite au statut de poupée, maquillée, coiffée, sublimée. Alors oui elles sont belles. Chantal Goya, dans Masculin-Féminin, elle foudroie tout, aux côtés de Jean-Pierre Léaud et de son regard, perdu qu'il est le pauvre, obnubilé par les femmes, toutes les femmes. Mais Masculin-Féminin, de part aussi son sexisme apparent, fonctionne parce que Jean-Pierre Léaud ne se la joue pas comme Belmondo. Parce que Jean-Pierre Léaud est juste, maladroit, un gosse qui ne sait pas comment y faire avec les filles. Alors il parle à côté de la plaque, il fait des manières, il lui demande timidement, à la belle, qu'il aimerait lui aussi, comme tous les autres, coucher avec elle. Alors un jeu se créer entre les deux, un jeu touchant.


Jean Seberg dans A bout de souffle, se laisse faire. En fait, elle s'en fout, et c'est tant mieux. Elle préfère se regarder dans la glace, pour ensuite repeigner ses cheveux courts, comme Chantal Goya dans un hors-champs, minaudant aux interrogations de Jean-Pierre Léaud, sublime de maladresse.


Ainsi, mon cher Jean-Luc, ton dernier film, Adieu au langage, totalement irregardable, sans intérêt, d'une laideur exécrable, transpire de sexisme de bout en bout. Que tu prennes langoureusement ton temps à filmer une femme à poil en train de se déshabiller puis de se rhabiller, que tu ne fasses pas la même chose avec l'homme lui aussi à poil, qui accompagne la femme mains mains dans la main, qui descendent les escaliers dans une incohérence monstre (parce que tu ne veux pas faire d'histoire, ton film, c'est un amas de laideur, on ne comprend RIEN, tu mets juste des trucs bouts à bouts, et puis ça fait un film POUF).


A bout de souffle est fascinant de toute évidence si on le remet dans son contexte. Début des années 60, premier film de la Nouvelle Vague, premier film de Jean-Luc Godard. Bien sûr avant il y avait Les Quatre cents coups, premier film de François Truffaut et tout premier de la Nouvelle Vague, tout deux révolutionnant les mœurs, les convictions bien établies, les petites certitudes des gens de l'époque, habitués au cinéma de papa, le grand, le fort, tourné en studio et uniquement en studio (peut-être alors parlaient-ils du cinéma Hollywoodien des années 40-50, car que dit-on du reste, d'un autre cinéma français, bien avant la Nouvelle Vague, le cinéma du "réalisme-poétique" (comme on l'appelle je crois), celui de Marcel Carné, Jean Cocteau, Renoir, qui filmaient en décor réel, prenant possession de la nature, de la rue, de la vie tout autour. Il suffit seulement de voir les premiers films muets des années 20, ceux de Jean Epstein ou de bien d'autres, il suffit d'admirer la poésie filmée dans les rues de Paris, ce plan en contre-plongé du métro parisien Barbès Rochechart dans les années 40.
Ainsi la Nouvelle Vague n'a rien inventée. Le cinéma a été créé dans le but premier d'être réaliste, de témoigner de la vie, du quotidien des gens. Il suffit de regarder les premiers films des frères Lumière pour le voir, et lire ce magnifique livre Biographie de Auguste et Louis Lumière par Michel Faucheux.


La Nouvelle Vague a innovée de plein fouet dans la désacralisation des convictions. Dans la libération des idéologies bien conçue, concernant un cinéma trop classique, enfermé dans ses propres carcans. C'est là que la Nouvelle Vague a tout fait. Libération totale du cinéma. Liberté, insouciance, spontanéité. Sans la Nouvelle Vague, le cinéma serait resté bien morne, bien pâle, enfermé dans son propre classicisme, sans entrain. Qu'aurait-été le cinéma sans la Nouvelle Vague ? Que serait devenu le cinéma tout court, sans tous ses mouvements qui lui ont permit d'avancer, de prendre son élan, libre comme l'air. Nous n'en savons rien, mais ce qui est sûr, c'est que le cinéma est cinéma parce qu'il est constitué de toute cette histoire. Et ce qui est également sûr, c'est que de nos jours, le cinéma n'a absolument pas atteint son apogée. Au contraire. Chose toute triste et morne, incarcérée dans sa propre mollesse, lassitude, ennuis. Qu'on fait tous ses mouvements, à part provoquer des vagues de liberté, mais au final, tout est retombé, morne, il n'y a plus rien à inventer.
Mais je pense très fortement que c'est aussi une question de population, d'individus, de spectateurs. Le cinéma est en demande grandiose de spectateurs. Les spectateurs sont en demande grandiose de cinéma. Ainsi, voilà qu'il y a de ces films qui fleurissent. Les Intouchables, La loi du marché, etc... Le cinéma comme sociologie d'un monde. Qu'avons nous de plus à inventer, dans ce monde où la consommation prime sur tout ? Mais tout ça, c'est un autre débat.


Alors A bout de souffle. Il faut revenir à nos moutons, ne pas s'égarer. A bout de souffle est libre, oui, et c'est là son unique but. Stupeur, fascination, magie, dans une séquence du film, à voir les gens dans la rue qui regardent la caméra, qui se retournent sur Belmondo, sur Jean Seberg. Qui se demandent qu'est-ce qui se passe, non mais c'est quoi tout ce bordel, tourner dans la rue, hein, quoi, c'est une CAMERA ? Stupeur, interrogation, révulsion dans les regards. C'est simplement magique. Captation d'une réaction toute réelle d'une époque, inconnue de nos yeux de néophytes, d'enfants du XXI siècle qui ne connaissons que notre époque, et rien d'autre. Et c'est cela qu'est fascinant, pleinement fascinant. Observer le monde que l'on ne connaît pas au travers d'un film. Ainsi est le cinéma.


Alors il y a l'élégance suprême d'une époque perdue à jamais, celle des années 60. C'est aussi en cela que j'aime la Nouvelle Vague, ce plein de vie, de quotidien, du jazz qui vrille les oreilles, façons d'être, de se vêtir.


A bout de souffle prend son temps, fait des tours et des détours, encore et encore, innove, de plein fouet, et c'est en cela que le film est un grand foutoir, plans, montage maladroit, bâclé, à la va-vite, qui joue parfois admirablement sur les répétitions. L'expérimentation brut du cinéma.
Les dialogues sont jouissifs, et il y a cette unique scène exceptionnelle : conversation entre un grand monsieur à chapeau et lunettes de soleil. Questionnements de tout un chacun. On lui pose des questions, milles questions en même temps, et la caméra vrille, les plans s’animent comme une partition de musique, soudain, c'est beau. Les voix qui parlent en même temps, et soudain, cette simple question, cette magnifique réponse : "Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ?" "Devenir immortel... Et puis mourir."
Tout se fracasse en deux, vole en milles morceaux, et il y a l'immense sourire de Jean Seberg.


Juste pour cette réponse, le film soudain, n'a pas de mots.

Lunette
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le 27 juil. 2015

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Lunette

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