Cléo marche, roule en taxi. Parcourt la ville, Paris la belle, et on lui dit qu'elle va mourir. Qu'elle a un cancer. Que c'est la fin. Cléo est belle, blonde, jeune. Elle essaye toutes sortes de chapeaux à fanfreluches dans les boutiques de chapeaux, et tout lui va. Et elle est riche car elle chante. C'est son métier, alors elle se pavane en nuisette dans l'immensité d'une chambre, avec sa gouvernante à ses côtés, peut-être. Cléo a des allures de Catherine Deneuve dans Peau d'Ane, dans Les demoiselles de Rochefort. Jacques Demy dans le chant de sa voix, dans l'allure, dans la beauté. Ange blond parmi les hommes. L'ange déchue qui chante et qui ne sait pas où elle va. Vers la mort ?
Cléo de 5 à 7 est un film d'une beauté fracassante, infiniment moderne, avant-gardiste, qui s'inscrit profondément dans la Nouvelle Vague, irradiant l'écran, le monde, aux côté du jeune Godard qui joue un petit rôle dans le film, et de Anna Karina, sa compagne de l'époque.
Pour nos yeux assoiffés, le film possède tout d'une certaine perfection. Les noirs et blancs fracassants, les plans, tous les plans. Cadrés au centimètre carré, à la façon du grand Eisenstein. Tout bouge, tout change comme une partition. Et d'ailleurs, la musique est là, infiniment présente même quand on ne la voit pas. Dans le rythme, dans l’entièreté d'un montage construit à la baguette, comme une musique. L'innovation d'un cinéma bouillonnant de liberté, qui n'a pas peur d'essayer, d'expérimenter, de vivre. Les images qui vivent par elles-mêmes.


Alors Cléo se met à chanter pour la première fois aux côtés du grand Michel Legrand, l'ami, le compositeur de tous les films de Jacques Demy, et tout se fracasse, chavire.
Elle est là, chancelante, avec sa beauté dans les bras, adossée au piano, et pour la première fois du film, elle chante. Et sa voix jaillit d'un coup, se fracasse sur nos visages, se fixe sur nos bouches, sur nos joues, jusque dans les oreilles, dans les rétines des yeux, dans tout le corps.
Tout chavire. L’immense magnificence d'une voix qui chante, et les mots qui sortent, et la voix qui sort. On ne s'y attend pas. C'est beau, beau, beau. Il n'y a plus de temps.
Pendant un instant, tout est suspendu. On a l'impression d'assister à un film de Jacques Demy, et la beauté du chant, l'amour de la musique est là, dans chacun des cœurs, chacun des personnages, dans chaque individualité. Agnès Varda et Jacques Demy, ça ne fait qu'un. Ça n'a pas de mots.
C'est ici le premier film de Agnès Varda que je découvre, si on passe outre le très beau documentaire sur le grand Jacques Demy, compagnon de toujours, Jacquot de Nantes. Superbe film.


Cléo de 5 à 7 prend son temps à contempler Paris la belle, la ville, là où les passants accrochent la caméra du regard. Là où un homme englouti des grenouilles vivantes pour de vrai. Cléo marche, et elle contemple. Avec elle, nous contemplons, le Paris des années 60, les gens qui vivent et elle qui regarde, qui ne sait pas, qui marche.
Elle a peur Cléo. Elle vit dans la superstition, et la mort l'attend, elle est habillée de noir, et de superstitions en superstitions, elle marche.
Tout est bouillonnant de vie, et pourtant comme toujours, les dialogues sont là, limpides, comme figés dans le temps, comme dans un livre. C'est magnifique.
Agnès Varda nous livre ici des dialogues ficelés comme des pelotes de laines, à la beauté fracassante, simple, limpide. Les dialogues, les façons de parler de la Nouvelle Vague et de l'époque toute entière, ce ton de voix qui articule comme dans un livre, et ça chavire encore et toujours. Les façons de parler, partout, tout le temps. C'est fou. Extraordinaire. Infiniment beau.
Et puis ainsi on entend par-ci par-là des conversations que Cléo écoute, mine de rien. Les phrases des uns et des autres, limpides, claires.
La clarté d'une atmosphère de film. On se croirait dans une bulle où tout est parfait, dans un monde où l'imperfection n'existe pas. Sauf la mort. Il n'y a que la mort, seule, inerte, au bout du chemin. Et Cléo va la chercher lentement, en prenant son temps à observer la vie des autres, les parcs, les jardins et les voitures qui roulent lentement jusqu'au bout du chemin.
Au bout du chemin, c'est la mort. Cléo le sait. Alors elle marche.
Ainsi va la vie. Ainsi va la mort.


Ainsi c'est en chemin que se fait la rencontre. Un homme et une femme. Une femme et un homme. Et tout deux parlent en attendant la mort.
L'infinie justesse d'un film où tout fonctionne. Où les dialogues sortent comme des diamants. Où le regard sur la femme se fait ample, sincère.
Ainsi Agnès Varda signe ici l'un des rares films de la Nouvelle Vague où la femme ne tient pas seulement une place d'objet. Où la femme est elle même, pose nue dans les cours des Beaux-Arts et en est fière, où la femme à le cancer.
Parmi les jeunes Turcs de l'époque, parmi Truffaut et Godard, Agnès Varda est femme. Godard, avec sa misogynie à deux balles, peut aller se rhabiller.


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Lunette
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le 30 mai 2015

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Lunette

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