La véritable nature des sentiments n’est jamais immédiatement perceptible. Pour qui veut la connaitre, un processus de dévoilement s’impose, et sa nécessaire lenteur en décourage plus d’un. Szerelem, par l’ambition de son titre, s’attelle à cette quête, et en dit le processus. Le thème du voile parcourt d’ailleurs le film : celui de la pudeur, par le joli napperon qui permet d’occulter le pot de chambre, ou le drap qu’on pose sur le lit pour permettre à la mère, dans une scène de souvenir, de se déshabiller en présence de ses enfants : lever le voile, c’est tenter d’accéder à une vérité, mais surtout un bien perdu.


Deux contraintes bousculent les personnages : le temps et ses ravages sur la vieille mère dont les souvenirs, voire la conscience, s’effilochent, et l’absence, de son fils, parti en Amérique, et dont les nouvelles apportées par la bru (Mari Töröcsik, sublime) sont épisodiques. Dans cette Hongrie de 1956, l’ailleurs semble être le seul lieu possible pour le bonheur.


Une chambre, un lit, des visites : l’unité de lieu est étouffante, les conversations douloureuses. A cela s’ajoute la place du spectateur, qui doit très vite prendre ses distances : avec un montage alterné abrupt, à la limite du subliminal, resituant les débris d’une mémoire fragmentée, mais surtout avec ce que dit la belle-fille, déguisant l’emprisonnement politique de son mari en conquête fortunée du Nouveau Monde.


Mensonges, conscience défaillante : rien de ce qui se dit ne peut être pris pour argent comptant, et ce pour une raison très simple : c’est là le travail méticuleux de la dictature, qui vient jusque dans les foyers infester les individus pour corrompre toute velléité de libre arbitre.


Alors qu’on pouvait s’attendre à un conflit entre les deux femmes, les détours du mensonge, voire d’une forme de manipulation (notamment dans cette scène où l’épouse feint d’exiger le retour anticipé du mari pour que la mère la « raisonne » et accepte encore d’endurer son absence) dessinent a contrario la solidarité d’un amour inconditionnel.


A cette hostilité s’oppose une vérité : celle des visages. Splendeur absolue que celle des portraits que dessine Karoly Makk, dans un noir et blanc scintillant. Dans cette quête de la vérité des êtres, on peut retrouver la fragmentation et les fulgurances du Miroir de Tarkovski, à ceci près que le récit s’épanouit vers une certaine forme d’apaisement : le montage s’apaise, l’extérieur surgit. La mort s’invite, et certaines douleurs restent à jamais béantes, tandis qu’un autre amour, son prolongement, et même celui qui lui préexistait, prend le relai.


C’est une forme de silence qui s’abat sur un étrange dénouement, qui mêle le bonheur et le deuil : Makk n’abandonne jamais sa longue quête de la vérité : de l’amour filial à celui de l’épouse, d’un dévouement à un autre, Luca reste un être entièrement façonné par et pour l’amour. Et par ces trois personnages, qui affabulent, se bercent d’illusions et aiment sans faillir, le cinéaste dresse le portrait militant et humaniste d’individus qui, quoi qu’un régime puisse leur faire subir, ne capitulent jamais.


(Merci @ Kalopani)

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