À Budapest, au début des années 50, une mère et sa belle-fille se rapprochent, dans l’attente du retour de celui qu’elles aiment, retenu prisonnier par le régime pour ses orientations politiques. Amour est donc un film de femmes, où tout gravite autour de la figure, absente, d’un homme. Sa beauté tient dans la manière dont cette séparation antérieure au récit permet une rencontre, entretient un échange entre deux solitudes aimantes et aimées qui, à l’aune de la splendide expression de Rilke, « se protègent, se bornent et se rendent hommage » (1).


Cette terrible incertitude liée au sort de son mari Johann (aucune nouvelle ne filtre sur son état), Luca la conjure par les ressources de la fiction et du jeu. Dans la chambre de la mère alitée, ce refuge à l’écart du monde transformé pour l’occasion en scène de théâtre, la jeune femme, affublée d’une attitude faussement désinvolte, parvient à persuader la malade, par de fausses lettres, que son fils mène une carrière de cinéaste en Amérique. L’une voudrait renouer avec la vie ; l’autre la quitter avec sérénité – par cette mise en scène qu’exerce la première aux dépens de la seconde, les deux se maintiennent à l’unisson dans une même dynamique, un même horizon providentiel. La fabulation, l’artifice, sont ici sans conteste du côté de la bonté, d’une forme de subsistance, et la vie, littéralement, ne tient plus qu’à un fil : celui du mensonge bienfaiteur. Pour combler le manque, pour résorber la distance, Luca préserve dans les yeux de sa belle-mère cette nécessaire lueur d’espoir, et ce faisant, sa propre croyance en un hypothétique retour, parfois jusqu’au malaise. Il faut voir ce moment critique où la jeune femme laisse éclater sa frustration, et, comme convaincue elle-même de sa propre invention, va jusqu’à mettre en péril tout son dispositif fictionnel, en menaçant d’écrire à Johann pour qu’il revienne des Etats-Unis. Dans l’univers dépeint par Károly Makk, amour et croyance ne sont finalement que les deux faces d’une même pièce, tour à tour teintées d’extases et de douleurs.


Échanges entre les deux femmes, lectures de lettres ou moments de solitude, tous basés sur l’attente et entrecoupés de représentations mentales, disent admirablement combien l’enjeu d’Amour consiste à convoquer l’absent par les ressources de l’imaginaire et de la mémoire. Le film, via d’audacieux choix formels redoublant la nature de son medium d’expression, se fait le lieu privilégié d’émergences spectrales, d’apparitions insaisissables, du reflux chaotique de toutes ces images intérieures, faites de visages et d’objets, qui s’accumulent et font une vie. Pour exprimer la double logique de débordement et de fragmentation à l’œuvre, le cinéaste hongrois procède par enchaînement désordonné de plans brefs et instables, suite d’impressions fulgurantes et inachevées. La violence inhérente au montage, où chaque vision psychique constitue autant d’éruptions, où tout un cosmos d’images et de sons, à peine esquissés et aussitôt évanouis, se percutent et s’appellent, incarne cet élan de vie, bouillonnant et cruel, qui rattache toute remémoration à une perte préexistante.


C’est qu’au-delà de l’absent plane, comme en négatif, une deuxième ombre sur cette chambre toute en sonorités feutrées. À la fois refuge et prison, l’espace cristallise en effet deux mouvement irréconciliables : à l’horizon, incertain et fuyant, des retrouvailles, se superpose celui, imminent, inexorable, de la mort et de l’oubli qui l’accompagne. Regards, gestes et paroles s’évertuent, dès lors, à contenir cette effrayante perspective. A la scène où Luca enjoint sa belle-mère à se raconter, pour revivre à travers ses mots l’anecdote d’un lointain passé et maintenir intact en elle l’image de l’être aimé (dès son jeune âge, Johann était d’une intégrité sans faille), répond ce moment suspendu où la bru, à la demande de la vieille femme, détache ses longs cheveux, en une ultime offrande de beauté à celle qui va bientôt s’éteindre. De ce magnifique partage, où chacune puise en l’autre les ressources d’espérer, où chacune fait don à l’autre de sa propre personne, Amour sécrète une émotion singulière, à la fois ample et discrète, qui étreint durablement.


À l’origine du drame humain qui se noue, l’autorité d’un régime politique est en cause : bien que reléguée dans l’ombre, elle empreint de son poids chaque couture de l’image. Dans ce contexte, Makk filme, au sens pur du terme, des résistants. Luca, victime d’un terrible ostracisme social depuis l’arrestation de son mari – à l’éloignement de son entourage succèdent la perte de son emploi et la saisie de ses meubles –, se nourrit de l’espoir créé chez sa belle-mère pour surmonter son affliction. Johann est de la même étoffe : évacué en hâte de sa cellule, sans la moindre explication, il reste un temps dans l’incertitude – est-il l’objet d’un transfert, d’une exécution, ou d’une libération ? – mais accepte sans ciller, quelle que soit l’issue. Les anciens amis du couple, ayant renié leurs idées pour éviter la prison, n’acceptant de recevoir Luca qu’en secret, mettent par contraste l’accent sur l’engagement total qui préside à de telles conduites (« Les gens à moitié honnêtes, comme nous, ne sentent l’humiliation qu’à moitié. Nous préférons avoir honte à moitié, qu’être pendu entièrement »). Ainsi, la dimension politique du film n’est pas autre chose qu’un prolongement de la dimension intime : en idée comme en amour, tout est affaire de dévotion. La passion qui anime les protagonistes se donne comme puissance intrinsèque de lutte, car nulle pression extérieure ne peut la rompre. Amour est un film sur l’épreuve de l’absolu, sur la fidélité à des êtres et des idées – non pas au sens d’une valeur idéologique, mais de l’intransigeance d’un sentiment.
« Tu resteras avec moi ?
- Oui… aussi longtemps que nous vivrons. »

Le dernier plan s’achève sur cette profession de foi, si simple et pourtant si exigeante, sur ce serment inaltérable qui résume à lui seul la portée indissociablement intime et éthique d’Amour, oeuvre rare et précieuse où l’homme, en dépit de tout, sort indéniablement grandi.


(1) Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, p. 52.

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le 13 déc. 2016

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