Une mère possessive qui place tous ses espoirs dans sa fille unique, la violence entre elles et de la compassion parfois. Une héroïne en proie à elle-même, prisonnière de son appartement, au mode de vie soudainement bouleversé par l'arrivée d'un personnage. Ajoutons à cela un fond musical quasi permanent, des lieux chargés d'émotions et des séquences oniriques où la protagoniste se perd. L'ensemble des éléments ci-avant évoqués correspondent en tout point au ''Black Swan'' d'Aronofsky, mais également à l'intrigue écrite par Elfried Jelinek dans ''La Pianiste'', adaptée crûment par Haneke dans un film éponyme.
Rappelons les faits : Erika Kohut, professeur de piano en conservatoire, est attirée hors du cocon maternel par l'un de ses élèves. Ce dernier doit être considéré comme un prolongement d'Erika, puisqu'elle lui inculque ses techniques pianistiques personnelles - sa mère la préviendra d'ailleurs de la dangerosité d'un tel enseignement, lorsque l'élève finit par égaler puis surpasser le maître -. Une fois écartée, donc, de tout cautionnement maternel, elle s'adonne à des pratiques controversées en explorant les possibles sur le plan érotique, et brisant par là même les faibles liens qu'elle pouvait entretenir avec son unique et véritable lien avec le monde extérieur : son élève.
Retour à l’œuvre d'Aronofsky : Nina Sayers est expulsée de son existence végétative par sa métamorphose en personnage du Cygne. Elle lui transmet son « feeling », ses sentiments, elle devient les Cygnes qu'elle espérait tant interpréter, jusqu'à ce que son rôle la transcende, la dirige. L'interprétation de ce personnage lui demande de vivre une nouvelle vie, de débrider cette existence trop rangée. Emportée par une connaissance (dont les liens amicaux qu'elles entretiennent toutes deux demeurent incertains), elle se laisse à son tour aller à la débauche et au plaisir, à se laisser porter par ses désirs enfouis, jusqu'au point de non-retour.
Impossible donc, au fil de l'intrigue de Black Swan, de ne pas trouver de situations similaires au roman de Jelinek, et l’œuvre d'Aronofsky peut désormais compter comme une - très - libre adaptation de ''La Pianiste'', dans le monde de la danse.
Toute la beauté de Black Swan réside dans l'élaboration d'une bête hybride, parfois malfaisante, parfois fragile. D'une part, la gentille et coquette ballerine, timide et réservée, submergée par ce rôle qui l'obsède. De l'autre, le Cygne, au plumage démoniaque, qui s'impose très (trop?) rapidement, tant physiquement – effrayantes éruptions de plumes, métamorphose soudaine du squelette... - que mentalement – personnage de plus en plus violent, tourmenté, comme envoûté... -.
Le personnage hybride qui en résulte est contrôlé tantôt par la femme, tantôt par l'animal, est confronté à ces deux mentors : d'un coté, la femme tente vainement de ré-humaniser la bête qui la domine : elle masque, elle poudre, elle ignore les changements radicaux qui s'opèrent en elle. De l'autre, l'animal s'empare du corps humain, et tel une sangsue, le Cygne aspire sa vie peu à peu, en lui dérobant tout : de ses repas à ses passions les plus secrètes.
Formellement parlant, l'un des principaux bémols de la création d'Aronofsky est la surexploitation des outils cinématographique : gros plans exprimant la sensibilité et communiquant la condition psychologique du sujet filmé, caméra flottante ballottée en tout sens pour illustrer le chaos et la tourmente de ce même personnage, miroirs à tout bout de champ pour focaliser encore le spectateur sur l'état mental de la ballerine... Il est vrai que ces éléments trouvent ici la signification souhaitée, mais la surdose conduit à faire de l’œuvre un catalogue d'outils filmiques. Ici, et c'est bien dommage, la suggestion n'a donc pas sa place. Pour autant, l’œuvre observée dans sa globalité demeure nette et précise. Si le spectateur ne peut envisager lui-même telle ou telle interprétation, il est en un sens dégagé de son « devoir de regardeur », et peut se concentrer exclusivement sur l'intrigue et sa mise en scène, maîtrisées ici avec brio. Mais une œuvre cinématographique peut-elle se permettre de renier son spectateur ? Sûrement pas. Ainsi, même si ce ''Black Swan'' peut sembler parfait – comme le soufflera l’héroïne dans les dernières minutes – il se révèle cependant très académique et peu ambitieux.