Il serait aisé de ne voir en « Blue velvet » qu’une sorte de brouillon de « Twin Peaks ». Ce serait cependant se méprendre totalement sur sa richesse et son importance tant dans l’œuvre du cinéaste qu’au sein du cinéma contemporain. Certes, on y trouve quelques germes de la série à venir, et les thématiques principales sont les mêmes – observer de plus près la vermine dissimulée dans le gazon d’une jolie banlieue pavillonnaire, regarder derrière les rideaux de chaque maison. Mais il serait injuste de priver le film de son autonomie, de ne le faire exister que pour une autre œuvre. Ce serait oublier que Lynch est un cinéaste et que, si ses œuvres se renvoient sans cesse les unes aux autres, elles ont toutes leur place individuelle dans le paysage cinématographpique.

Ainsi, il serait vraiment fâcheux de ne voir qu’en « Blue velvet » un voyage derrière la façade ô combien irréprochable de la société américaine (seulement américaine d’ailleurs ?...). S’il s’agit bien en partie de cela, il faut également songer à ce que, avant d’être une étude sociologique, l’œuvre de Lynch est un film, un objet cinématographique. Même si on ne peut nier qu’ici la forme est toujours au service d’une idée à traiter (nous n’en sommes pas encore au stade de Lost highway, où la question de la forme sera le fond lui-même), il est évident que le cinéaste s’inscrit ici dans un héritage cinématographique : la colonne vertébrale du film correspond à celle du « Vertigo » d’Hitchcock (à l’instar de Scottie, le jeune Jeffrey Beaumont tombe sous le charme torturé et mortuaire d’une femme qui semble déjà appartenir à l’autre monde). Et c’est à partir de cette base – des plus certaines – que Lynch construit son film et y greffe ses thématiques : ainsi, si notre héros est fasciné par la fantômatique Dorothy Vallens, il est tiraillé entre elle et son véritable amour (interprété par la très fraîche Laura Dern), figure de la naïveté – thématique lynchienne par excellence. « Blue velvet » pourrait aussi s’envisager comme une sorte de conte psychanalytique ; si, pour le jeune Jeffrey, la visite de l’envers du décor est difficile – synonyme de confrontation incestueuse avec une mère de substitution et de meurtre d’une figure paternelle convoitant cette dernière – elle apparaît comme un passage forcé pour accéder à l’âge adulte. Rappelons que la conclusion du film s’ouvre sur l’oreille de Jeffrey (là où le film se lançait sur la découverte d’une oreille découpée, dont on apprendra d’elle qu’elle appartenait à une autre figure parternelle), comme pour nous montrer qu’au terme de son aventure, le jeune homme s’est approprié ce caractère paternel, celui de l’homme adulte.

Ce qui fait peut être la spécificité de ce film dans l’œuvre du réalisateur, c’est sa dimension plus intellectuelle, ou disons plutôt moins sensitive ; aussi riches soient-elles, des œuvres comme « Fire walk with me » ou « Mulholland Drive » semblent s’adresser plus particulièrement à nos sens et à nos sentiments – notamment par une réalisation jouant plus sur nos réactions spontanées, là où « Blue Velvet » semble solliciter plus directement notre intellect. On pourra rétorquer que les situations y sont pourtant plus claires, moins tortueuses que dans les films précédemment cités. Mais la clarté a cette particularité de ne pas nous laisser le choix – elle exige une compréhension (sans nécessairement la donner), là où nous pourront nous perdre à loisir dans le mystère et l’obscurité.

Gardons-nous toutefois de caricaturer : avec « Blue velvet », Lynch parvient toujours à nous éblouir, comme lors d’une hallucinante séance de voyeurisme ou encore au cours d’une virée dans les bas-fonds de la ville. On peut aussi évoquer la séquence finale, sublime par sa naïveté onirique – mais également ironique, comme semble nous le dire cet oiseau mécanique filmé en gros plan. Cette naïveté, filmée ici avec ironie et recul, sera dans les œuvres prochaines du cinéaste traitée avec tendresse – voire compassion. Quant à l’oiseau, nous le retrouveront immédiatement après ce film, dès le premier plan du générique de « Twin Peaks » – réel cette fois-ci, pour une approche plus charnelle des choses.
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le 7 mars 2013

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