Étrange objet que ce Bohemian Rhapsody, qui a tendance à verser dans le fantasme édulcoré au lieu de tendre vers une exigence de vérité que le genre du biopic doit supposément incarner.


Si le film s'applique dans sa forme à coller au plus près de la réalité, jouant la carte du mimétisme (tout le monde parle évidemment de la performance de Rami Malek ; j'ai pour ma part été plus épaté par la ressemblance saisissante de Gwilym Lee avec Brian May) et de la reconstitution d'époque appliquée (même si pas toujours très heureuse : comme dans un gros blockbuster, on retrouve ces vilains ciels bleus pâles très lumineux trahissant les scènes sur fonds verts), le fan de Queen est frappé par une série d'anachronismes et de quasi contre-vérités loin d'être anodins.


On acceptera les raccourcis, les facilités et les modifications de la timeline, qui ont pour fonction de donner du rythme, de créer les bulles d'humour et d'accentuer la dramatisation. Le groupe qui se réconcilie après des années de brouille puis apprend la séropositivité de Mercury juste avant de monter sur la scène du Live Aid, ça crée une tension émotionnelle qui n'aurait pas été là si l'on avait raconté que Queen a été payé grassement pour jouer sur cette scène au terme d'une tournée retentissante et que le chanteur n'a appris sa maladie que plus tard. Et montrer le groupe qui pond des tubes à la chaîne en dégainant un riff sur lequel chacun percute immédiatement ou en sortant des feuilles sur lesquelles tout est déjà couché, c'est plus cinématographique que les images pourtant passionnantes montrant les musiciens travailler en studio, comme ce making of de "One Vision" où on les voit multiplier les prises et bosser les textes à six mains au crayon à papier, mot par mot.


Mais en mettant de côté les aspects les plus trashs de la vie débridée de Freddie (on aperçoit à peine son côté fêtard alors qu'il organisait des soirées dionysiaques), en en faisant un romantique très maniéré à la sexualité timorée (alors qu'il était un jouisseur capable de tous les excès, véritable Mister Fahrenheit de "Don't stop me now") et en le montrant menacer l'existence même du groupe avec ses velléités de carrière solo (alors que Taylor et May avaient sorti des disques de leur côté bien avant lui), le film polisse les choses, à l'avantage de ceux qui sont aux manettes : Brian May et Roger Taylor, justement.
Producteurs exécutifs, tellement présents sur le plateau (notamment pour aider les acteurs interprétant leur rôle à prendre en main leur instrument) qu'ils avaient une chaise à leur nom (au même titre que le réalisateur, qui a changé en cours de route), les vieux compères continuent avec ce film de faire fructifier la Queen aux œufs d'or et profitent de leur position forte sur le projet pour se donner le beau rôle, gommant la dimension la plus sulfureuse du groupe (représentation qui aurait sans doute privé le film d'un plus large public), livrant une version proprette et guimauve de leur décadent frontman et dressant un auto-portrait flatteur de leur personne, modestes génies sans reproche ayant vaguement subi les caprices d'une gentille diva.


Sur le même constat, Les Inrocks, toujours prompts à en faire des caisses, écrivent : "Il semblent que les deux musiciens étaient très en décalage avec la vie débridée de leur leader et qu'ils vivaient mal sa mainmise sur Queen. A partir du moment où il revendique son homosexualité et profite de sa vie de star, le film le représente isolé et dépressif. Moraliste, le film affirme l'importance du groupe plus que celle du chanteur et méprise sa carrière solo. (...) Œuvre maudite et désolante de pudibonderie, Bohemian Rapsody est un film sur les rancœurs de Brian May et Roger Taylor, sur leur intérêt commercial à faire revivre un fantôme qu'ils ont pourtant jalousé, plutôt qu'un film à la gloire de Freddie Mercury."
C'est une façon de le dire...


Malgré tout, ces petits arrangements avec la vérité, invisibles aux yeux du profane (qui passera peut-etre également à côté des coupes effectuées dans certains morceaux - le musicien aura déjà plus de mal), n'empêche pas d'apprécier le film pour ses qualités : le casting est convainquant, la B.O. est culte, le clin d’œil à Wayne's World est discret mais savoureux, la reconstitution des nombreuses scènes live donne l'impression d'y être et le concert final, qui reproduit presque à l'identique une version ramassée de l'original, réussit à créer l'émotion voulue : aux premières notes de "Radio Gaga", mes yeux se sont mouillés, ma tête s'est mise à doucement headbanger, et j'ai fini par me dire que je n'avais peut-être jamais été autant ému devant "We are the champions", hymne de stade qui ne m'avait jamais vraiment remué les tripes jusque là.


Un grand show globalement divertissant qui en met plein les oreilles et qui participe assez efficacement à la résurrection d'un mythe décidément toujours bien vivant. Reste ce constat, étrange donc, d'une histoire réécrite de l'intérieur : pour une fois que les membres du groupe pilotaient l'engin, on était en droit d'attendre d'un biopic rock un peu moins d'académisme et surtout un peu plus d'honnêteté.

AlexandreAgnes
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le 6 nov. 2018

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Alex

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