Ne la laisse pas tomber, c'est une femme libérée

"Charulata", est le premier film de Satyajit Ray (considéré comme le plus grand cinéaste indien) que je vois.

Je me suis donc plongé dans ce film à petits pas, ayant quand même un peu peur de me noyer dans une culture qui m'est globalement totalement inconnue, et forcément avec toujours cet a priori débile vis-à-vis d'un réal qu'on ne connait pas, de s'ennuyer.

Dès les premières minutes, on comprend d'emblée qu'on est face à quelqu'un qui sait utiliser une caméra; maîtrise l'espace, et n'a pas peur d'expérimenter des procédés de mise en scène à la fois audacieux et réussis.

Charulata, l'héroïne, une espèce de Nathalie Portman indienne (donc très belle), asservie aux exigences du foyer, s'ennuie dans sa tour d'ivoire, une magnifique maison en hauteur, avec balcons intérieurs, qui jouera le rôle (parce que c'est un personnage à part entière du film) de quasi huis-clos.
Soit elle bouquine, soit elle coud, soit elle joue aux cartes, soit elle déambule dans les pièces tristement désertes(des bibliothèques, des chambres), et observe via des jumelles le monde environnant (ce qui dit comme ça semble promettre un film pour le moins palpitant).

Derrière les stores des innombrables fenêtres, elle arrive à suivre des gens qui bougent, se meuvent, se déplacent au-dehors, jouent de la musique, bref qui vivent.

La mise en scène est superbe, parce que tout en mouvement, elle accompagne les déplacements de Charulata, de volets en volets, en alternant avec sa vue à la première personne via ses jumelles comme dans un film à la Hitchcock.

Sans parler du travail minutieux sur les bruitages, et l'alternance avec des phases de silence qui confèrent à ces premières minutes une ambiance toute particulière et hyper immersive dans sa solitude quotidienne.

On découvre également son mari, bien que situé dans la même maison, lui semble si éloigné (à tel point, idée géniale, que lui-même, elle l'observe avec les jumelles), plus concerné par le journal qu'il veut faire marcher (il est bourgeois et éditeur) avec un développement ici sur l'arrière-plan historique de l'Inde coloniale du 19ème siècle.

Il est en opposition totale avec sa femme, il ne s'intéresse qu'à la politique, et veut se servir de la presse pour pousser à l'émancipation de son pays du joug britannique, quand Charulata ne s'intéresse qu'à l'art, et plus particulièrement l'écriture, dont les romans romantiques, qu'il juge totalement inutiles.

Finalement, il va inviter de la famille à la maison pour rendre la vie ennuyeuse de Charulata plus supportable, son frère et sa femme, et son cousin. C'est ce dernier, tout jeune diplômé de littérature, qui va littéralement arriver comme un typhon dans l'univers de Charulata.

Durant quelques secondes, une tempête terrible va s'abattre sur la maison (à ciel ouvert), la cage du perroquet familial va vaciller (! Comme la cage de Charulata), les cheveux et les vêtements vont s'envoler, et voici, le nouvel arrivant qui va changer la vie de la maison, Amal est la promesse d'un renouveau (interprété magnifiquement par Soumitra Chatterjee, tout en légèreté, humour et coolitude).

Il aura pour mission de redonner confiance à Charulata, à la pousser à se lancer dans l'écriture, sur mission du mari (ce qui est pour le moins ambigu), ce qui permettra aux deux personnages d'avoir un rapport privilégié, et assez compliqué, et peut-être sentimental, bien que rien ne soit véritablement explicite.

C'est là la force du film, c'est qu'il privilégie les silences, les poses, les regards, les conflits internes, à la surabondance de dialogues et l'étalage de sentiments. Alors il y a à mon goût parfois deux ou trois moments ou c'est peut être un peu exagéré, avec une charulata pleurant de façon un chouïa caricaturale, et peut-être un léger excès de gros plans sur les visages pour faire ressentir leurs émotions (Oh regardez comme Charulata est pensive, elle fait les gros yeux !).

Mais ça n'est jamais la simple romance, le simple triangle amoureux que pourrait suggérer le synopsis du film, c'est loin d'être aussi évident, ni aussi clair, les personnages sont assez compliqués, surtout pas manichéens.
Le mari n'a absolument rien d'antipathique, Amal, le gars libre est coincé dans des dilemmes compliqués (céder à Charulata ? Accepter un mariage arrangé pour partir loin de là ?), et Charulata, l'héroïne indiscutable est pour le moins imprévisible, parfois hystérique, pleurnicharde, égoïste (la manière dont elle traite son serviteur sourd), et par-dessus tout frustrée.
Même sa relation avec Amal prête parfois à confusion, on n'est jamais dans l'amour béat, et il y a même une compétition entre les deux, une rivalité, voire une jalousie, pour qui écrira le mieux et qui réussira à être publié. On est toujours dans la suggestion, et il est parfois difficile de cerner les sentiments des personnages (la scène où dans le jardin elle observe à la jumelle encore une fois, sur sa balançoire, une femme et son bébé, puis Amal en train d'écrire, avec envie, est d'ailleurs géniale).

Mais grâce à Amal (pourtant missionné par le mari), elle réussit à s'accomplir via l'écriture, et on a quelques scènes très nouvelle vague, franchement sympas, où comment le miracle de l'inspiration, l'imaginaire permettent de triompher de cette satanée page blanche, avec une surimpression du visage de Charulata sur des images de souvenirs qui jaillissent et qui explosent, et la plume s'éveille, et les pages finissent par se remplir et se raturer d'elles-mêmes, et elle se libère.

Quelques belles scènes donc, le début, la scène de la balançoire (apparemment une citation du film une partie de campagne de Renoir, que je n'ai pas vu), la scène du jardin dans sa globalité, et évidemment la fin très belle, ouverte et qui promet un nouveau départ. Quelques longueurs peut-être mais qui n'entachent en rien au plaisir étrange que suscite ce film finalement assez mélancolique.

Bref une jolie découverte, même si évidemment tout un tas de références et d'allusions culturelles m'ont échappé.
Enfin je dois avouer que ni les thématiques du film, ni leur traitement ne me passionnent complètement (d'où la note un peu faible).

PS : avec du recul le film me fait penser un peu à un "in the mood for love" avant l'heure, avec la même idée de conventions sociales écrasantes, d'un couple impossible, et de la réalisation/évasion via l'art et en particulier l'écriture.
KingRabbit
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le 22 mai 2013

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