Dark Crystal
7.2
Dark Crystal

Film de Jim Henson et Frank Oz (1982)

L’enfant des années 90 que je suis observe le manège des suites, reboots, remakes, prequels et autres hommages de produits de la décennie avec un mélange de fascination et de perplexité. D'un côté, je me dis que c'est très bien que des films devenus cultes après un échec initial puissent enfin explorer pleinement leur potentiel (je ne pensais pas nécessairement cela il y a peu, puis Mad Max : Fury Road et Blade Runner 2049 sont arrivés) ; de l'autre, ce perpétuel recours à la nostalgie commence un peu à me saturer, d'autant qu'il se fait aux dépens d’une certaine créativité, d'un désir d'accomplir quelque chose de totalement nouveau. Cela étant dit, si Disney veut ressortir A Goofy Movie de derrière les fagots, qu'ils ne se gênent pas !


Dans l'immédiat, le dernier produit en date de ce retour vers le futur (wink) est la série Dark Crystal : Age of Resistance que Netflix s'apprête à sortir dans quelques heures. C'est peu dire que j'ai hâte, et je me suis dit que c'était l'occasion parfaite de revisiter le film qui en est à l'origine, histoire de voir si à l'instar de BR2049, il y a de la place pour une suite intéressante, ou bien si je peux m’attendre à une simple machine à fric jouant sur un nom illustre.


Petite présentation du contexte, tout d'abord : Dark Crystal est le fruit des réalisateurs Jim Henson et Frank Oz et du producteur Gary Kurtz, trois des personnalités les plus influentes du monde audiovisuel des années 80. Le premier, homme de cro-magnon aux paluches géantes et à la voix de baryton, est le créateur du Muppet Show et de 5, rue Sésame. Le second, son acolyte de longue date, est passé à la postérité pour son travail sur le personnage de Yoda dans la saga Star Wars, dont il assuré la voix et l'animation après qu'Henson l’ait recommandé à son ami George Lucas. Puisqu'on est sur le sujet, Gary Kurtz a quant à lui produit les deux premiers films, La Guerre des Étoiles et L’Empire contre-attaque, avant de faire l’impasse sur Le Retour du Jedi pour se concentrer sur Dark Crystal.


Les trois hommes sont en effet à la croisée des chemins : pour Oz et surtout Henson, il s'agit du projet d'une vie, de leur grande incursion dans le monde du Septième Art après plus d'une décennie de télévision et le succès de l'adaptation du Muppet Show sur grand écran. Quant à Kurtz, il a à cœur de s'affranchir de Star Wars pour créer une nouvelle saga épique et bien plus en phase avec sa propre passion pour les mythologies et l'occulte, ce dont Lucas s'éloignait de plus en plus au fur et à mesure des films.


Deux marionnettistes de génie et un producteur plus intéressé par les divinités antiques que par le dieu dollar : ça promet ! Hélas, nombre de critiques et spectateurs ont dû penser qu'il y avait erreur sur la marchandise… à leur décharge, quand on voit la promotion d'un film "par les créateurs de Kermit la Grenouille et Miss Piggy" et qu'on se retrouve devant des hommes-vautours monstrueux en pleine orgie, des scarabées géants qui brûlent un village paisible et surtout de pauvres petits bonshommes adorables qui se font aspirer l’âme pour en faire un élixir de longue vie, il n'y a pas quoi s'étonner de leur perplexité ! Le trio s'est tiré une balle dans le pied en essayant d'en faire un film "tous publics" (à moins que ce ne soit la faute du studio Universal ? M'étonnerait pas…) et moi-même, pourtant plus tolérant en la matière, ne le montrerait jamais à un enfant de moins de douze ans.


C'est dommage, car à côté de cela l'histoire est belle, simple et directement adressée à un jeune public. De fait, la trame principale ne casse pas trois pattes à un canard : il y a mille ans sur la lointaine planète Thra, le cristal magique du titre s'est rompu, créant ainsi deux races, les bienveillants Mystiques et les maléfiques Skeksis. Seule la réparation du cristal par "l'élu", un jeune Gelfling du nom de Jen, avant la grande conjonction céleste permettra aux Skeksis de dominer le monde. Durant sa quête, Jen rencontrera la sorcière borgne Aughra, les gentils Podlings, ainsi que sa compatriote Kira et son animal de compagnie Fizzgig, sorte de "tribble" tout droit sorti de Star Trek.


Les personnages aussi assurent le strict minimum, il faut en convenir : Jen est courageux mais naïf, Kira est débrouillarde et déterminée, Aughra ronchonne mais vient en aide à notre héros, les Mystiques sont foncièrement gentils et les Skeksis foncièrement méchants (mention spécial au Chambellan et à son "Mmmmh" étrangement lancinant), il n'y a pas vraiment d’autre cheminement que celui du héros malgré lui, et le "twist final" est visible depuis le tout début.


Sauf que, mine de rien, Dark Crystal parvient dès ses trente premières secondes à réaliser ce que la vaste majorité des films de fantasy ou de science-fiction mettent au moins une bonne heure à créer, quand ils y arrivent : nous transporter dans un monde enchanté, nous y émerveiller et nous y faire trépider. Dark Crystal est tout simplement magique, c'est un songe, une féérie couchée sur la pellicule. Cet enchantement est selon moi dû à la combinaison idéale de plusieurs éléments, en premier lieu desquels, évidemment, l'animation des marionnettes.


Je ne veux pas du tout manquer de respects à tous les artistes et informaticiens travaillant sur les images de synthèse, leur talent et leur travail sont bien souvent remarquables, mais quelle différence cela fait que d'avoir à l'écran des personnages que l'on peut sentir, que l'on pourrait toucher ! Rien de tel pour s'investir dans un univers fantastique. C'est une leçon que George Lucas a un peu oublié au moment de faire sa prélogie Star Wars, de même que Peter Jackson lorsqu'il est revenu réaliser Le Hobbit.


En 1982, Jim Henson entendait "repousser les limites de ce qui pouvait être fait avec des marionnettes". C'est peu dire qu'il y est parvenu, car on oublie très vite qu'il s'agit de poupées actionnées par des mains humaines. Cela m'amène au deuxième élément explicatif de la réussite du monde de Thra : son design. Alors qu'on les associe souvent à la recette des films de fantasy, notamment Conan le Barbare et Le Seigneur des Anneaux, il y a relativement peu de scènes en extérieur, ce qui donne à Dark Crystal un aspect plus concassé. Cela tombe bien, car le travail abattu sur les décors artificiels est remarquable, depuis le village des Mystiques jusqu'à la sinistre forteresse des Skeksis, en passant par la jungle où vivent Kira et ses amis. L'esthétique du film est basé sur l'œuvre de Brian Froud, dessinateur spécialisé dans les légendes celtiques, ce qui conformément au souhait de Gary Kurtz, permet d'ancrer Dark Crystal dans une certaine mythologie tout en lui conférant une identité propre.


L'aspect des marionnettes est à l'avenant : extrêmement recherché, détaillé et complexe, pour un rendu incroyablement réaliste. Il n'y a pas photo, leurs yeux sont plus expressifs que ceux du Peter Cushing numérique de Star Wars : Rogue One, par exemple ! D'apparence plutôt canine, les Mystiques et les Gelfings sont très réussis, mais il ne fait aucun doute que les Skeksis leur volent la vedette. Prenez les sympathiques vautours du Livre de la Jungle, donnez-leur des costumes chamarrés et décadents tous droits sortis du Pirates de Roman Polanski, installez-les dans le décor d'Il est difficile d'être un Dieu d'Alexeï Guerman et admirez le résultat. Aughra et les Landstriders sont également très originaux.


En vérité, tout cela a tellement d'allure qu'on en vient à regretter que le film ne dure qu'une heure et demie ! Et c'est là que je me dis que oui, il y a de quoi faire un bon truc avec la série télé, qui reviendra aux origines du conflit entre Gelfings et Skeksis. Car si comme je l'ai dit, l'histoire est simple et se suffit à elle-même, le monde de Thra ne demande qu'à être exploré ; or c'est cette exploration qui permettra de développer les personnages et les thèmes, pour peu que le traitement soit un peu plus mature, et à en juger par la bande-annonce et les propos des créateurs, je pense qu'il le sera.


Mais quand bien même la série ne serait pas d'actualité et que nous ne disposions que du film de 1982, ce serait largement suffisant pour passer un excellent moment, pour s'évader dans un univers féérique et plein de charme, symbole d'une époque où l'imagination n'était pas un vain mot – que l'on considère un moment qu'E.T., Tron, Blade Runner, The Thing, Star Trek II : The Wrath of Khan, Conan le Barbare et Le Secret de Nihm sont tous sortis cette année-là! Avec une concurrence pareille, il y allait forcément avoir des pertes, et son marketing bien trop familial fut sans doute fatal à Dark Crystal (matez-moi ces rimes!), détruisant les rêves de grandeur de Kurtz et convainquant Oz et Henson d'inclure des éléments humains dans leurs prochains films, ce qui donnerait certes quelques performances épiques, comme David Bowie dans Labyrinthe (produit par Lucas, histoire que Kurtz avale le calice jusqu'à la lie…), Michael Caine dans A Christmas Carol ou Tim Curry dans The Muppets' Treasure Island, mais nous priverait de l'ambiance unique et intemporelle de Dark Crystal. Espérons que la série parvienne à la recréer !

Szalinowski
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le 29 août 2019

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