Tu vas l'avoir ta piscine mon petit !!

Jusqu'à maintenant j'ai toujours pensé que Kurosawa serait mon cinéaste maudit, et que je n'arriverai jamais à apprécier son oeuvre.

J'ai à 4 ou 5 reprises voulu matter "Ran", et j'ai été incapable à chaque fois de dépasser la demie-heure, passablement fatigué par les histoires de vieux samouraïs séniles énervés, tout en kimonos couleurs fluos dans des décors particulièrement kitsch, et j'ai du mal avec les histoires shakespeariennes. Je ne sais pas pourquoi, j'ai un à priori négatif sur les samouraïs, le seul samouraï qui m'ait convaincu jusqu'à présent c'est le plus absurde, Forrest Whitaker dans ghost dog..
Mais je me promets de voir et de finir ce film fleuve une bonne fois pour toute.

Je ne pouvais donc pas rester sur cet échec, alors hier en réfléchissant attentivement, mon choix s'est porté sur, "Dodeskaden", je ne savais pas du tout à quoi m'attendre, j'avais vu vaguement deux trois photos du film avec un enfant (adulte?) à l'air débile devant une montagne de détritus, j'avais une petite appréhension tout de même, une légère peur de m'ennuyer, et c'est parti je lance le film..


Et bien, à quoi reconnaît-on un film génial ?


Par son effarante simplicité !! : un cadre, un décor unique, soigneusement délimité par le trajet d'un garçon complètement taré se prenant pour un tramway, et pourtant ce cadre n'est jamais étouffant comme un huis-clôt, parce qu'il réserve son lot de mystères et de surprises, cet univers perdu au milieu de nulle part, intemporel est propice à une imagination débordante. Ca n'est plus un bidonville, c'est une décharge, c'est presque un décor de science fiction sur certains plans (je pense au magnifique plan où le père et son fils, rêvant de leur maison, sont à côté d'un vaste bassin, face à une muraille gigantesque)

Par ses images et ses idées chocs tellement uniques et folles qu'elles vous clouent au siège et s'impriment définitivement dans votre esprit : c'est simple dès les premières minutes du film, j'ai compris que j'aimerai le film parce que j'étais face à un objet bien étrange :
ça commence avec une incompréhension totale, des prières hurlantes à t'en percer les tympans, un malade mental qui mime longuement l'existence d'un tramway dont il sera le conducteur, pire des bruitages extra-diégétiques viennent confirmer l'existence même de ce train invisible!
On sait dès lors que l'on va être transporté dans la tête de ce grand fou, et que l'on va vivre un conte, une fable proprement surréaliste.
Et là, pour moi déjà c'est gagné..

Par son fourmillement d'idées de mise en scène, dont celles qui m'ont marqué :

- Déjà la caméra folle du garçon tramway qui te retranscrit sa vitesse, avec des travelings zooms impressionnants
- Une même séquence vue sous deux points de vue différents : celle où le vieux sage empêche un alcoolique de trancher tout le monde à coups de sabre
- Le ballet de la jeune femme exubérante dont les cheveux recouvrent la quasi-totalité du visage , au milieu des mégères médisantes qui la suivent en rythme, donnant un faux air de comédie musicale


Par son absence de récit linéaire, c'est un film choral, c'est short cuts de robert altman avant la lettre, il y a un cadre, et il y a une série de personnages qui y vivent, qui vont s'y croiser ou non.
La difficulté de ce genre de récit, c'est d'éviter l'écueil du films à sketchs qui enchaîne des séquences diversement bonnes avec des personnages plus ou moins intéressants, mais ici pas de problème on parvient à retenir une vraie unité.

Mais surtout en fin de compte le truc qui m'a frappé, c'est qu'au bout d'une heure de film, bah j'étais content, je me disais que je voyais un ancêtre de "feel good movie", voilà on est dans la misère, on a des personnages qui souffrent et qui cherchent des échappatoires à la misère.

Il y a le père et son fils(mais est-il dupe?) qui s'échappent via l'imaginaire, ils vivent dans une 2CV carbonisée, alors ils rêvent de leur future hypothétique maison, ils en constituent mentalement les pièces et les démembrements, ils y croient dur comme fer, mais en même temps on se dit qu'ils semblent lucides, pas comme le garçon tram complètement perdu dans son délire. Et encore ce dernier n'est-il pas au fond heureux comme cela ?
Il y a ceux qui s'évadent par l'alcool (ce qui donne lieu à des scènes particulièrement drôles).
Il y a le vieux sage qui fait de son mieux pour aider ses contemporains avec philosophie et compassion.
Il y a les antipathiques (l'oncle).

Là j'ai naïvement pensé qu'on était dans un feel good movie, façon "une époque formidable" de Gérard Jugnot (je sais c'est honteux de citer Jugnot ici mais bon), il y a la misère, les personnages qui souffrent, mais ils sont bien braves, ils vont vivre de belles expériences et finalement tout le monde sera plus ou moins heureux.

Et soudain ça bascule, vers 1H15-1H20, sans même vraiment m'en rendre compte, tous les évènements, tous les personnages auxquels on finissait par s'attacher, prennent une tournure tragique, et on sent que leur sort est scellé et que ça va être horriblement pessimiste,

Et pourtant! A aucun moment, Kurosawa nous balance vulgairement ça à la gueule "voyez le monde comment il est pourri, comment il est sombre, couche de noir sur couche de noir", non, il garde toujours un infini sens poétique, une infinie finesse, une légèreté, il nous fait passer des trucs qui seraient horribles, insupportables, dépressifs dans d'autres oeuvres avec la plus grande simplicité du monde, sans complaisance, sans voyeurisme, du viol, à la maladie, à la mort.

Le film est au final d'une noirceur inouïe, un véritable cauchemar kafkaïen ouvert et fermé éternellement par les déambulations absurdes du garçon tram, et malgré tout il reste un puissant hymne à la vie, un putain de film bourré d'humanité, de grâce, et de poésie.

Une autre scène terrible m'a marqué, illustration ultime des rapports entre les différents personnages du film, celle de l'homme mutique, hagard, errant dans le bidonville sans but réel, sa femme l'a vraisemblablement trompé il y a fort longtemps. Kurosawa insiste sur son regard, totalement perdu, il n'est même pas aveugle, mais il ne voit plus rien, il erre comme une âme en peine.
Et quand sa femme revient le voir, s'excuse avec toute l'honnêteté du monde, tous les regrets possibles et inimaginables, il n'y a plus rien, plus aucun espoir, il y a un mur gigantesque d'incompréhension, il y a pourtant de vagues espoirs, il se retourne vers elle (sans la regarder) pour accepter de manger l'assiette qu'elle lui a concoctée, mais c'est tout, c'est un zombie, une coquille vide. Peut être même qu'il ne refuse pas de lui pardonner, simplement il n'existe plus.

Le génie pour moi est là, on est à la frontière, à l'équilibre parfait entre le feel good movie (que je n'aime pas spécialement), et le drame, la tragédie noire (que je n'aime pas non plus), sans cliché, sans exagération, avec une vraie vérité.

Il y a des jours comme ça, où je suis heureux d'avoir découvert une perle, je les compte sur les doigts d'une main.
Et en même temps je suis un peu triste, parce que je n'aurais plus jamais l'occasion de la découvrir pour la première fois. Mais en suivant le précepte du vieux sage adressé au suicidaire, je ne cesserai de garder cette oeuvre dans mon imaginaire pour qu'elle puisse définitivement perdurer.

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le 16 mars 2013

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KingRabbit

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