L'irrésistible chant d'amour des cigales du passé

Un metteur en scène reconnu - qui pourrait se confondre avec Almodovar lui-même - mais en pleine crise de mal-être (il souffre du dos, a des problèmes de déglutition, ne se sent plus la force d'écrire et d'immédiatement tourner son script, a tendance à s'enfermer chez lui et en lui-même) s'échappe vers son passé, son enfance, quand il vivait pauvrement, avec sa jolie maman et son père peu présent, dans un village perdu d'Espagne où ils en vinrent à habiter une sorte de caverne (pittoresque, romanesque et, une fois arrangée, plutôt agréable à vivre).
Revenant à sa réalité de réalisateur presque institutionnalisé, Salvador Mallo (Antonio Banderas) renoue avec un ami acteur avec qui il était en froid depuis quelque trente ans et finalement lui permet de mettre en scène un de ses textes. Il y évoque avec émotion le grand amour de ses vingt ans (alors qu'il débutait sa vie d'artiste), un garçon rencontré à Madrid de façon assez triviale, avec qui il avait partagé 3 années pleines de passion, jusqu'au soudain départ de ce Federico qui, lui, n'en pouvait plus d'être oisif et de passer ses journées à attendre que son amoureux vienne le retrouver, une fois sa journée de travail artistique finie.
Et puis Salvador repart loin dans le passé, au temps où, petit garçon de neuf ans, il apprenait à lire, écrire et compter à un jeune maçon (et artiste peintre) analphabète... un peu avant d'être envoyé au séminaire pour parfaire son instruction "à l'oeil" chez les Jésuites. Etc.
Incessant va-et-vient entre chagrine et artificielle réalité d'aujourd'hui et souvenirs souriants, probablement magnifiés ; entre maux physiques et bleus à l'âme.


J'ai beaucoup aimé toutes les scènes où le réalisateur évoque son enfance, sa relation avec sa mère (Pénélope Cruz), avec le jeune maçon (César Vicente). Ces moments-là sont pleins d'émotion, magnifiquement recréés. La scène, où le jeune maçon ayant fini son travail de carreleur se débarbouille à grande eau dans la cuisine, tandis que le petit Salvador, depuis le lit de la chambre, le contemple comme cloué d'admiration, groggy devant la beauté et vigueur du corps nu de son "élève", est même un morceau d'anthologie, avec les stridulations des cigales qui soulignent l'éveil et la montée lancinante du désir chez ce petit garçon de neuf ans. L'évocation est saisissante. Une merveille d'innocence et de sensualité.
En revanche, les scènes quand, adulte, Salvador retrouve plus ou moins fortuitement Federico, son amour de jeunesse, quand il se drogue d'une façon ou d'une autre, quand il va à l'hôpital, etc. m'ont semblé moins neuves, trop appuyées, moins intéressantes. Celles (il y en a deux, je crois) avec sa mère devenue vieille restent touchantes et justes. Enfin celles avec l'acteur Alberto Crespo (Asier Etxeandia) avec lequel il s'est finalement rabiboché ne sont pas mal, mais n'atteignent jamais au niveau d'émotion, à la quasi perfection de la grande scène (chaste et torride à la fois) entre Salvador enfant et le jeune maçon (Eduardo ou Albañil, je ne sais pas), dessinateur et artiste peintre, dont il récupérera, avec un retard de soixante ans, le tableau que celui-ci avait fait de lui et lui avait alors adressé (chez ses parents qui n'avaient pas jugé bon de le lui transmettre) avec un long message au dos de la toile qu'il finira donc par lire, mais des décennies plus tard.


Si le titre (Douleur et gloire) est un peu solennel, le film d'Almodovar ne l'est pas du tout. Il est plein de nostalgie, de poésie, de regrets ; empreint de désarroi mais aussi de drôlerie.
Et tout ça au bout du compte donne, non pas un chef d'oeuvre, mais tout de même un très bon film, que j'ai vraiment aimé (et qui m'a un peu rappelé le Amarcord de Fellini, ce qui n'est pas un mince compliment).

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le 21 mai 2019

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Fleming

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