De l’année 1941, la postérité a retenu l’imposant « Citizen Kane », premier magistral film d’Orson Welles. Face au front imposant de ce cinéaste-acteur iconique, il faut dire qu’un éléphant à grandes oreilles ne semble pas faire le poids. La belle affaire. « Dumbo », cinquième long-métrage du studio Disney, n’était pourtant pas moins avant-gardiste : il reste encore l’un des joyaux impérissables du cinéma d’animation, défrichant un genre où tout restait à inventer. Plus encore, il est l’essence même du divertissement familial mature et intelligent, car derrière ses allures de récit enchanteur mais écœurant de bons sentiments se cache un drame déchirant, un conte initiatique formé de douleur et d’une grandiloquence malsaine.


Autant dire que son visionnage dès le plus jeune âge marque au fer rouge, annonce subtilement la réalité adulte à venir et forge ainsi la sensibilité juvénile. La joyeuseté apparente de cette troupe de cirque, de ces animaux compartimentés et conduits par une locomotive fumante d’enthousiasme cache en effet une réalité bien plus sombre. Juste après cette magnifique ouverture où défilent les cigognes porteuses de l’innocence drapée en baluchon, celle de Dumbo est tâchée dès son arrivée au monde : au déploiement de ses grandes oreilles, il subit les quolibets insupportables des éléphantes, sûrement jalouses de Madame Dumbo et son nouveau fils. Mais alors que l’éléphant à feuille de chou trouve un réconfort durable dans les jupons de sa mère, celle-ci lui est brusquement enlevée, enfermée pour hystérie, coupable d’avoir voulu préserver son fils de la bêtise humaine. Quant à Dumbo, il se retrouve capitalisé dans un numéro de clowns grotesque, où il joue le dindon de la farce. Sur le fil du désespoir, ce film d’animation pour enfant s’articule comme un monstrueux carnaval, qui n’épargne rien à ses protagonistes. A mille lieues des tendances narratives actuelles, désolantes de fadeur édulcorée, « Dumbo » élève notre âme d’enfant, de la même manière qu’il fait s’élever physiquement son personnage, se servant de sa différence comme d’un atout pour conclure le film.


Seulement cette élévation ne s’effectue pas sans heurt, et l’éléphanteau n’est pas au bout de ses émois. Porté par une souris qui ne veut pourtant que son bien, il se retrouve clou d’un spectacle démesuré, celui d’une pyramide d’éléphante, ces mêmes-là qui l’ont moqués.Cette scène fait écho à celle non moins spectaculaire de l’édification des chapiteaux sous une tempête écumante de rage. Le tourbillon chaotique des corps de pachydermes répond à une colère presque divine, celle de la foudre. Au milieu de tout cela, Dumbo, les yeux exorbités, trébuche, trépigne face à des forces qui le dépassent. Ce qui suit l’écrase (et m’écrase) tout autant : les retrouvailles avec sa mère, qui ne peut l’embrasser que de sa trompe depuis les barreaux de sa prison. L’une des très rares séquences de cinéma qui m’émeut systématiquement aux larmes, magnifiée par un chant qui, même dans sa version française, est beau à s’en damner.


L’épreuve suivante, en parfait contrepoint, est celle de l’ivresse : Dumbo boit de l’alcool par inadvertance, et l’inquiétante mascarade qui l’entoure et l’oppresse depuis sa naissance vient habiter un temps son esprit, prenant les atours dérangés d’un défilé d’éléphants roses. La séquence ainsi générée est l’ultime preuve que le film avait trente ans d’avance : la quasi-abstraction de ces images et sons aux allures psychédéliques, aux couleurs agressives et à la frénésie totale annonce les années 70 avec panache. Avec la gueule de bois, Dumbo découvre qu’il a reçu un véritable don de la nature : ses grandes oreilles l’ont transportées durant son trip alcoolisé en haut d’un arbre. Son brave ami rongeur, conscient de la maladresse de l’éléphanteau, lui confie une « plume magique » pour l’aider à déployer ses ailes. Mais Dumbo ne prendra véritablement son envol qu’en abandonnant l’artifice de cette plume, se servant ainsi de l’objet de sa névrose, ces si encombrantes oreilles, pour surmonter ses peurs et accéder au bonheur. Le « happy end » qui suit, s’il demeure impromptue et peu flamboyant, montre enfin l’accomplissement de Dumbo dans l’autonomie adulte : alors que sa mère délivrée le suit d’un regard attendrissant depuis le sol, il plane fièrement, toujours éloigné d’elle, en apesanteur.


Revoir « Dumbo », ce n’est pas seulement céder à l’instinct réconfortant de revivre les mêmes émotions puissantes de ses yeux d’enfant : c’est aussi prendre conscience de la portée réflexive du film, qui nous effleurait inconsciemment et nous apparaît enfin dans toute sa délectable et ingénieuse profondeur. En une heure, Disney n’imposait pas seulement une réalisation impeccable et une histoire fabuleuse : il prouvait que le cinéma d’animation n’avait qu’à déployer ses ailes pour s’émanciper de son image immature qui lui colle pourtant encore aujourd’hui à la peau. Dois-je rappeler que « Dumbo » est le seul film d’animation à avoir reçu la Palme d’Or ?

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le 18 févr. 2016

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Marius Jouanny

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