Les démos techniques ont beau impressionner toujours plus, nous sommes encore à des éons de ce que le cinéma de science-fiction nous laisse entrevoir sur l’intelligence artificielle. En un siècle, nous en sommes presque toujours au stade de l’automate, certes plus évolué que dans les fêtes foraines d’antan, mais globalement tout reste de l’automatisme, des réponses préprogrammées extériorisées en fonction d’un stimulus. Ne vous laissez donc pas duper par les vidéos de salons japonais, les êtres artificiels ont beau avoir l’expression et les mouvements proches de ceux d’un être humain, il n’y a pas plus d’intelligence là-dedans que dans le dernier pamphlet d’Eric Zemmour.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que la technologie évolue de nombreuses façons, des compagnies se spécialisant dans les dynamiques, les pneumatiques, la peau synthétique, et évidemment l’IA, et c’est finalement Google qui a rassemblé tout cela en faisant de nombreuses OPA, ne laissant plus planer de doutes quant à la suite logique de l’entreprise, la cybernétique. On pourrait parler de paranoïa, or c’est pourtant de là que part Ex Machina.
Caleb, un jeune homme travaillant dans une grosse société, Blue Box, moteur de recherche numéro un, gagne un concours interne qui l’envoie dans la résidence isolée de son PDG, Nathan, génie qui a conçu le premier être artificiel, souhaitant qu’il interagisse avec afin d’en déterminer la crédibilité (le test de Turing, pour ceux qui connaissent). C’est dans ce parallèle avec Google que Ex Machina fait preuve d’une puissante sagacité, expliquant que Blue Box, collectant massivement les données — comme Google le fait déjà —, a servi à condenser ce qui définit l’être intelligent. Si Google n’y a pas déjà pensé, Ex Machina sera là pour l’y aider.
Néanmoins, Ex Machina ne s’arrête pas seulement à l’approche orwellienne, c’est aussi une profonde réflexion sur notre existence et l’existence éventuelle d’un Dieu, mais aussi vis-à-vis des réactions que l’on pourrait avoir face à un être artificiel. L’exemple le plus flagrant est le dîner où la servante, Kyoko, renverse du vin, et se fait copieusement engueuler par son créateur. On ressent une vive haine pour ce dernier, alors que l’on sait que sous la peau synthétique s’emmêlent fibre optique et servomoteurs. Un exemple, mais dans le métrage les instants de grande réflexion ruissellent dans un flux constant, et s’il y a bien une chose qui n’est pas artificielle ici, c’est l’intelligence, contrairement à ce que l’on a pu voir dans des bobines médiocres et prétentieuses comme The Machine.
Vous me direz, se taper de la parlotte pendant 1h40 pourrait être fastidieux, cependant le tout est habillement distillé dans un mélange huis-clos/thriller, palpitant, angoissant, riche en rebondissements, permettant à plusieurs publics de l’apprécier, ce qui est la preuve absolue d’un grand talent de cinéaste; venant de Alex Garland, scénariste de 28 jours plus tard et Sunshine, le contraire aurait été surprenant, cela dit on reste quand même surpris, le résultat étant bien supérieur à tous les espoirs que l’on pouvait avoir, car rappelons-le, il s’agit ici de son premier long-métrage. De plus il a apporté un soin tout particulier au factuel et au scientifique, nous changeant des habituelles aberrations auxquelles nous sommes confrontés dès qu’un métrage touche à la SF.
Cerise sur le gâteau, le duo Domhnall Gleeson et Oscar Isaac fonctionne à merveille, l’un interprétant à la perfection le jeune homme timide et l’autre l’arrogant insupportable faisant passer Tony Stark pour un clown. Mais évidemment, celle qui subjugue la bobine c’est Alicia Vikander, dont le talent avait été déjà prouvé dans Pure, et qui en profite ici pour camper un personnage totalement différent, flirtant aussi bien avec l’inquiétant que l’attirant.
1927 aura été l’année de Metropolis de Fritz Lang, 1982 celle de Blade Runner de Ridley Scott et 2015 celle du nouveau pilier de la Cyber-SF, Ex Machina de Alex Garland. Rares sont les fables intemporelles, et Ex Machina en est une, véritable chef d’oeuvre qui nous renvoie à d’innombrables questions sur notre existence, son pourquoi et son comment, la métaphore entre la machine face à son créateur étant ici une vision très vive de l’être humain face au sien, presque dystopique. A voir et à revoir, pour apprécier toutes les subtilités de son écriture.
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