Que dire sur ce monument du cinéma qui n'ait pas déjà été dit, franchement ?
Quand on est cinéphile et qu'on adore le cinéma de Hitchcock, évoquer l'une de ses œuvres les plus connues est une gageure tant tout a été dit, en bien, en mal, souvent en juste en tous cas sur ce film culte.


Repassons brièvement sur les détails que l'ont connaît tous plus ou moins.
Comme beaucoup l'ont fait remarquer, Hitch a tout reconstitué en studio. A l'écrit et si l'on a pas vu le film on m'objectivera que c'est banal, oui mais non. Parce qu'en fait il s'agit de tout une cour d'immeuble qui est reconstituée dans les studios de la Paramount avec dans une vision panoramique à 180° qui englobe tout ce qu'on peut logiquement voir des trois grandes fenêtres de l'appartement de Jefferies (James Stewart, notre héros confiné, pardon, immobilisé). Ce qui donne donc 31 appartements recrées dont 12 véritablement habités de sorte que l'on puisse voir à l'intérieur la vie des gens.


Et la méticulosité de Hitch et toute son équipe fit qu'on pouvait du coup directement vivre quasiment dans ces appartements (1) vu qu'ils avaient aussi l'électricité et l'eau courante ! Le sentiment dégagé y est donc d'une véritable authenticité ressentie d'autant plus que d'un côté comme tout le monde le rappelle, le film nous place dans la position de voyeuriste du héros (Fenêtre sur cour est un film de voyeuriste mais au sens positif du terme), que de l'autre, chaque petit détail accentue ce sentiment de « vrai ». Quelque chose qui a été peu relevé et qui pour moi a son importance, le bout de rue que l'on voit au loin, derrière la petite ruelle qui communique avec la cour. Le réalisateur va la filmer afin de lui donner la même importance que chacun des recoins de cette cour. Parce que c'est dans cette ruelle que l'on verra le supposé méchant sortir avec sa valise à la main, l'infirmière à domicile du héros un tant espionne amatrice ou bien encore cette voisine « vieille fille » qui sort, attends quelqu'un brièvement et va se poster fatalement quelques minutes après au bar qui est en face après avoir réalisé qu'on lui avait posé un énième lapin.


Hitch nous livre ici une véritable sociologie de l'Amérique des 50's par le prise de chacun des habitants de cette cour (2). Les traits pourront paraître un brin esquissés, voire grossiers pour certains et pourtant ça fonctionne. Ce sont des personnages vus de loin, par la lorgnette (les jumelles plutôt) donc c'est en soi un peu normal. Et Hitch de nous délecter avec ces tranches de vies qui se substituent au final à l'intrigue policière basique. Sur ce point le spectateur comme Stewart ne peuvent être mis en doute, le gars suspecté dès le départ l'est bien (méchant). Ce n'est pas un spoil vu que l'intérêt du film est ailleurs dans plusieurs axes : comment tenir un film avec un héros immobilisé et donc passif ? Si l'on sait que l'on a bien un méchant en face, que faire alors ? Comment agir sans pouvoir sortir un instant de chez soi (3) et sans être repéré ? Et comment ne pas pouvoir en profiter pour dresser un état des lieux du microcosme américain de 55 ?


Et pour cela il faut d'ailleurs saluer le personnage de Grace Kelly.


Déjà vous en connaissez beaucoup des héroïnes fortes et actives dans le cinéma de Hitch sans qu'elles ne laissent sempiternellement la place à des fils à maman (souvent dans une relation conflictuelle avec cette dernière) ? Moi non plus, pas des masses. Certes, son revirement pour l'affaire est assez soudain mais j'y vois là la preuve indéfectible de son amour pour Jefferies... Quitte à prendre l'initiative et se jeter dans la gueule du loup. Et ce n'est pas une quelconque pimbêche ni rien, en témoigne les petits détails qu'elle lance à son boyfriend comme au détective placide comme les petits actes disséminés ça et là (le coup de la bague dos à la fenêtre avec signe des mains pour ne pas être remarqué). Elle doit d'ailleurs un peu lutter face au machisme dudit détective qui se gausse de « l'intuition féminine » alors que celui-ci est la parfaite représentation d'un homme bien paternaliste et masochiste et donc sûr de lui-même comme l'époque en livrait à la pelle (détective qui durant tout le film de fait ne se doutera de rien, c'est dire comment le film est conscient de ses archétypes et en joue avec un certain second degré). C'est d'ailleurs un personnage qu'on sent avoir évolué malicieusement dans une fin tendre mais ironique et qui, pourtant semblait casanière à ses débuts, sera prête à voyager un peu partout cette fois-ci (4).


De même d'ailleurs, chacun des petits personnages féminins observés dans le film évolue à sa manière dans le peu de temps qui lui est alloué et tordent un peu le cou aux idées reçues (surtout celles qui continuent de dire que le cinéma d'Hitchcock est un cinéma masculin). Deux exemples tiens :


° La danseuse, « miss torso », qui affole le regard de Jefferies dans l'appartement d'en face semble vivre une vie facile pour lui. On la voit dans les bras d'hommes aisés, ce qui fait placer une remarque doucement misogyne dans la bouche du héros. Sa copine, plus pragmatique, et qui sait en tant que femme que la vie d'une célibataire face aux injonctions de la société paternaliste américaine a tendance à broyer les femmes précise qu'elle y voit une personne très courageuse qui doit souvent frayer avec « les loups ». Hitch d'aller en ce sens puisque la fin confirmera que la jeune femme a la visite de son fiancé de retour de l'armée... Un gringalet plus petit qu'elle (non les femmes ne s’entichent pas que des hommes plus grands qu'elles donc). Les gens aisés vus en soirée peuvent alors plus être vu comme des soutiens financiers pour des ballets voire des professeurs et mentors que d'ignobles riches bavant sur une jeune poule où voler dans les plumes (oui bon on me parle de loup dans le dialogue, allez savoir). Chers spectateurs machos qui prenez les femmes comme des êtres de petite vertu, vous l'avez un peu dans l'baba (non pas toi Cyril).


° La célibataire d'âge mûr qui semble passer à côté de la vie qui décroche un rencard avec un ptit jeune de 15 à 20 ans de moins qu'elle. Nouvelle remarque pas très fut-fute de notre héros masculin (antihéros devrait-on dire, et pas que du fait de sa condition physique actuelle même si le réalisateur a conscience d'écorner l'image du héros masculin viril et actif et s'en amuse). Or que voit-on de ce rendez-vous qui aurait pu se passer bien dans l'appart' d'en face ? Le ptit jeune se jette sur la cinquantenaire. On aurait pu avoir un viol consenti ou une tentative de viol. Sauf qu'elle le rabroue et le gifle, on semble presque entendre de loin un « Non, c'est non ! ». On est en 1955 et notre gros Hitch profite qu'il tourne un thriller pour glisser ça en cachette. Je suis épaté. Surtout qu'à elle aussi le réal réserve un traitement bienveillant dans les dernières scènes du film, une manière de dire que non ce n'est pas parce qu'on se refuse au premier venu ou au premier porté uniquement par sa queue (de billard) et ses bourses que la vie doit forcément s'arrêter, bien au contraire. Tope-là mon Alfred.


Enfin un dernier mot sur la musique et le traitement sonore, que je trouve tous deux passionnants. La musique est de Frank Waxman et non Bernard Herrmann, pourtant plus associé au maître généralement. Sauf que Herrmann ne commencera visiblement son alliance avec Hitchcock que l'année d'après pour « Mais qui a tué Harry ? » d'une part. D'autre part il est remarquable de voir ici la place et non-place qu'occupe la musique dans le film. Il y a trois sortes de « musiques » dans le film.


● Celle extra-diégétique qui provient de l'extérieur de celui-ci et donc ne peut être entendue par les personnages. Il s'agit comme dans quasiment une bonne partie des œuvres de cinéma de la musique qu'on perçoit pour accompagner les scènes ou les génériques. On l'entend ici dans l'ouverture avec ces rideaux qui s'ouvrent lentement, tirés par une main magique visiblement... Et pour le final.


● Celle, diégétique (du mot « diégèse », venant du récit) et donc entendue par un peu tous les personnages du film. Elle est symbolisée par le personnage du compositeur avec son piano, personnage singulier s'il en est mais véritable personnage qui aura son mot à dire dans l'intrigue, rouage de plus nécessaire à la bonne marche de l'histoire (5).


● Enfin, une moins perceptible qui résulte en un traitement sonore fascinant : Bien avant les expériences semi-électroniques d'Herrmann pour Les Oiseaux, Waxman procède à des enregistrements (bruits de voitures qui passent, oiseaux...) pour nous happer d'une manière très sensorielle à la vraisemblance de cette cour d'immeuble (qui n'existe pas en réalité puisque tout est reconstitué en studio!). Ce faisant à quelques moments, il n'hésitera pas à mêler même de rares notes de piano à des touches de klaxon et de bruits de la rue (probablement par le biais du mixage).


Des touches minimes mais qui préfigurent dans la musique et la musique de film de grandes choses à venir. Car 2 ans plus tard, Mingus lui-même sur une composition intitulée « A Foggy day » (sur l'album « Pithecanthropus Erectus » en 1956) recréera des rues de villes avec leur trafic uniquement qu'à base d'instruments de musique et des bruits obtenus (6). Et n'oublions pas en 1982 un certain Vangelis qui s'occupera littéralement de toute l'architecture sonore de la Los Angeles d'un futur alternatif (oui car étant donné qu'on est en 2020 maintenant...).


Bref un très grand film dont chaque visionnage permet à chaque fois de redécouvrir quelque chose.
Dire que j'étais parti pour une mini chronique à l'instar des précédentes de ma rétrospective Hitch' (7), c'est loupé tiens mais le film le mérite amplement !


============


(1) Ce que fit l'actrice incarnant la danseuse, « Miss Torso », s'y reposant la journée, entre les prises, plutôt que d'avoir à rentrer dans son véritable appartement.


(2) A tel point qu'un cinéphile ingénieux a reconstitué via ordinateur l'ensemble de la cour pendant toutes les journées et nuits observées dans le film (en gros une bonne semaine). Les plans nets et flous au sein d'un même écran permettent de voir ce qui est alors filmé en direct de la cour. Zieutez moi ça là : https://vimeo.com/37120554


(3) Voilà un film spécial confinement quand on y pense !


(4) La réalité est différente quand on sait que l'actrice devint par la suite la princesse de Monaco et stoppa sa carrière cinématographique définitivement. Donc pour la vie d'aventurière ou reporter autour du monde à l'instar de Lee Miller, c'est loupé.


(5) Non mais je vais pas tout vous raconter non plus, rhooo.


(6) Tiens, écoutez donc : https://www.youtube.com/watch?v=QUo5gD6WlyA


(7) Voir aussi ici et là :
- https://www.senscritique.com/film/L_Homme_qui_en_savait_trop/critique/221857876
- https://www.senscritique.com/film/Les_Cheveux_d_or/critique/221858804
- https://www.senscritique.com/film/Les_Enchaines/critique/128330415
- https://www.senscritique.com/film/Rebecca/critique/97766785
- https://www.senscritique.com/film/Agent_secret/critique/222000011

Nio_Lynes
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 25 mai 2020

Critique lue 175 fois

9 j'aime

2 commentaires

Nio_Lynes

Écrit par

Critique lue 175 fois

9
2

D'autres avis sur Fenêtre sur cour

Fenêtre sur cour
Hypérion
10

And your love life ?

Rear Window, une des très grandes pellicules d'Alfred Hitchcok, personnellement ma préférée, où le maître du suspens parvient dans une maestria de mise en scène à faire du spectateur un voyeur...

le 11 déc. 2012

110 j'aime

17

Fenêtre sur cour
Sergent_Pepper
10

Vois, vis, deviens.

Souvent, le film parfait est intimidant : c’est un monument qui nous écrase de sa grandeur, un sommet dont on entreprend l’ascension avec l’appréhension du cinéphile qui se demande s’il sera à la...

le 19 juin 2013

104 j'aime

9

Fenêtre sur cour
Docteur_Jivago
9

Photo obsession

Aujourd'hui encore, Rear Window reste l'une des oeuvres les plus célèbres d'Alfred Hitchcock, voire même de l'histoire du cinéma et ce n'est pas pour rien. Le maître du suspense réalise un véritable...

le 23 août 2016

60 j'aime

7

Du même critique

Un grand voyage vers la nuit
Nio_Lynes
5

Demi voyage nocturne

C'est toujours frustrant de voir un film avec de grandes possibilités gâchées par plein de petites choses. Et en l'état, même s'il est rare que je me livre à l'exercice de la chronique négative, je...

le 20 févr. 2019

23 j'aime

6

Üdü Wüdü
Nio_Lynes
9

Cri barbare

Üdü Wüdü comme les deux albums qui suivent sont de nouvelles directions pour Magma qui cesse momentanément ses trilogies en cours. Le premier volet de Theusz Hamtaahk est par exemple fini dans son...

le 25 avr. 2017

21 j'aime

2

If I Could Only Remember My Name
Nio_Lynes
10

Musique au crépuscule

« Quelques jours après le début des répétitions, je passai par Novato pour rendre visite à David et Christine. Ils habitaient une grande maison de campagne avec Debbie Donovan et un certain...

le 28 août 2018

16 j'aime

24