Gus Van Sant fait partie de ces réalisateurs finalement assez rares capables de s’illustrer dans un canevas on ne peut plus classique tout en s’offrant, de temps à autre, des expérimentations en roue libre. Reste à savoir en quoi une tendance aide à contempler l’autre : ses films formatés ont-ils une singularité cachée, ou ses audaces des coutures tenaces ?


La musique qui ouvre Gerry pourrait aller dans le sens de cette hypothèse : recourir au sublime Arvo Pärt pour suivre ses protagonistes, comme il le fit avec Beethoven dans Elephant, instaure un climat propice au charme indicible, entre lyrisme mutique et durée au-delà du raisonnable.


On peut gloser sans fin sur cette errance, qui contamine de ses circonvolutions la forme même du récit, des échanges et du rythme. Evidemment, le même prénom attribué aux deux personnages nous laisse penser qu’il s’agit là d’une seule et même personne ; mais on est bien loin d’une intrigue à twist sur le modèle de Fight Club. Ce qui semble importer ici, c’est la fusion, voire la dilution de l’homme avec la nature. Loin de l’idéal romantique inaccessible d’Into the Wild, on rejoindrait plutôt les réflexions initiées par Antonioni dans Zabriskie Point et prolongées par Dumont dans Twentynine Palms : celle d’un décor aussi fascinant que dévorateur, dont la contemplation explicite l’infime place de l’homme, et de l’individu, face au monde. Dès lors, les repérages sont inutiles, la mesure du temps une illusion. Les conversations s’étiolent et prennent la forme de monologues dérisoires : l’homme est perdu, ses stratégies sont inopérantes, sa marche dénuées de direction.


Ne reste que le trajet.


C’est là la force et le parti pris majeur de Gerry : s’extraire des contingences du récit traditionnel pour explorer une parenthèse mentale, voire existentielle. Gus Van Sant oppose au relâchement général des structures une opiniâtre poursuite de ses personnages, qu’on ne lâche presque jamais, si ce n’est le temps de quelques panoramiques en caméra subjective, contemplation de l’immensité naturelle de plus en plus hostile. La durée des plans, des travelling en poursuite d’une marche interminable, met à rude épreuve les habitudes du spectateur, plongé lui dans une expérience aussi audacieuse que celle des personnages. On ne peut s’empêcher de penser à cet usage de la lenteur que fait Béla Tarr dans Les Harmonies Werckmeister, ou Apichatpong Weerasethakul dans Cemetery of Splendour : comment se placer face à cet au-delà du raisonnable ? La fascination le dispute au rejet, et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’indifférence n’est pas de mise. Très étudiés, les mouvements jouent souvent sur la découverte : soit, pour les personnages, d’une incongruité, comme l’apparition sous forme de mirage d’un troisième Gerry ; soit, pour les paysages, d’une impossibilité de conclure qui donne la pleine mesure de l’infini dans lequel sont perdus les figures humaines.


Au bout du trajet, la fascination demeure. La parole s’est écorchée et semble avoir subi le même sort que celle que Beckett lui réserve dans son théâtre : vaine, on lui préfère le mouvement pur, décroché, de l’appréhension de l’espace et du temps qui se déroule, immuable et impassible. Ce déroulement, le cinéma semble à même de le restituer. C’est là la quête de Gerry.

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le 25 sept. 2015

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Sergent_Pepper

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