« J’Accuse. » Cette brève interjection, écrite par Émile Zola et relayée en gros titre et en première page par le journal L’Aurore en 1898, fut au cœur de l’un des plus grands scandales politiques de l’histoire française, allant jusqu’à séparer la population en deux. 120 ans plus tard, le controversé Roman Polanski vient remettre ces mots sur une affiche, à une époque qui semble bien différente de celle de Dreyfus, et pourtant.


Quand, en 1895, le capitaine Alfred Dreyfus est dégradé après avoir été accusé de fournir des renseignements secrets à l’Empire allemand mettant en péril la sécurité nationale, peu se doutaient, probablement, de la résonance que l’événement allait avoir au cours des années suivantes, et dans l’histoire française. Alors que le malheureux capitaine est envoyé en isolement sur l’île du Diable, le colonel Marie-George Picquart prend la tête du service des statistiques, service de renseignements œuvrant pour l’armée et étant spécialisée dans l’espionnage. Rapidement, Picquart remarque que quelque chose ne va pas, et mène une véritable contre-enquête visant à réviser le procès accordé en première instance à Dreyfus. C’est donc Picquart, ici interprété par Jean Dujardin, qui prend les devants et qui est exposé comme étant l’un des éléments centraux de l’affaire Dreyfus. Et Dreyfus, bien qu’étant celui dont tout le monde parle, restera en marge de cette affaire qui a pris son nom.


En effet, Dreyfus n’apparaît que de manière sporadique dans J’Accuse, pour laisser davantage de place à l’affaire elle-même et à la contre-enquête menée par Picquart, qui sont les supports des thématiques abordées par le film. Ce dernier, surtout dans sa première partie, se présente comme un film policier, voire un thriller, présentant les enjeux, accumulant les suspicions, les preuves et les doutes, semant le doute chez le spectateur de la même manière que le doute s’empare de Picquart au gré de l’enquête. Au risque de parfois être déboussolé par l’importante quantité d’informations à saisir, le spectateur identifie rapidement les parties prenantes et les pivots de l’enquête. La seconde partie, quant à elle, s’articule davantage autour de procès et d’événements mettant en danger la situation de Picquart lui-même. La quête et l’enquête laissent alors place à la paranoïa et à l’obsession. Dans J’Accuse, deux ensembles sont à prendre en considération de manière toute particulière : l’armée (ou l’Etat, de manière plus large) et le peuple. L’armée cherche à étouffer l’affaire, quand le peuple s’en empare pour libérer sa colère et se déchirer. J’Accuse décrit les mécanismes qui rendent l’individu tributaire d’un ensemble, et d’une force qui lui est supérieure en termes de pouvoir, illustrant un État tout puissant qui dicte et qui applique les lois, au détriment de l’intégrité et du libre arbitre du peuple.


Dreyfus, en tant que juif, était le coupable idéal dans un pays où l’antisémitisme était particulièrement présent en France, et, surtout, très ancré dans les mœurs. Ce facteur est un premier prétexte permettant de diriger la haine du peuple contre cet homme, et de faire diversion pour cacher l’erreur de l’armée. Les grands représentants de l’armée, supposés être exemplaires, montrent rapidement leur vrai visage, tout en jouissant de l’intimidation générée par le pouvoir dont ils disposent pour demeurer intouchables. J’Accuse montre notamment à quel point la possession du pouvoir est source de corruption, faisant d’hommes supposés œuvrer pour le bien du peuple des oligarques n’agissant que dans leur propre intérêt et dans la volonté de protéger leurs intérêts. Picquart, au cœur de cet affaire, semble alors être l’élément neutre, celui qui oeuvre pour la justice et la réparation des erreurs, au risque d’être lui-même mis en danger.


Mais la fin du film vient tout remettre en question. Alors réhabilité, Dreyfus rencontre Picquart, devenu général et ministre, pour lui demander d’être promu lieutenant-colonel, comme il devrait l’être après ses années de service, et à la connaissance des années qu’il a vécues en détention. Picquart n’accède pas à sa requête, expliquant que c’est ainsi que vont les choses. Le Picquart tenace et opiniâtre a alors laissé place à un homme rappelant ces mêmes officiers qu’il incriminait quelques années auparavant. Une question cruciale se pose alors : a-t-il véritablement mené tout ce combat dans l’intérêt de Dreyfus, pour le réhabiliter, ou l’a-t-il fait pour lui-même prendre les devants, pour mener sa mission avec assiduité et ainsi renverser par ses seuls moyens le pouvoir en place et le prendre à son tour ? Le spectateur est ainsi laissé face à ce questionnement final, renversant toutes ses certitudes.


Et si les questionnements soulevés et les constats effectués par J’Accuse s’appliquent à l’époque où s’est déroulée l’affaire, ils s’inscrivent dans un schéma qui trouve un large écho dans la société actuelle.


En réalité, J’Accuse touche à la nature humaine elle-même, ce qui explique l’aspect intemporel des situations que le film décrit, trouvant des équivalents à diverses périodes de l’Histoire. Les constats demeurent cependant plus que jamais d’actualité, à une époque où la population attend de la transparence et de l’honnêteté de la part de ses représentants, et qui se retrouve souvent confrontée à une classe politique qui multiplie les bavures, les manœuvres douteuses, et l’application de directives répondant rarement aux besoins du plus grand nombre, nous faisant nous interroger sur la capacité à faire fi de ses propres intérêts et de sa propre carrière, au profit de l’intérêt de tous. Le peuple, lui, demeure sensible à la puissance des discours, aux gros titres des journaux papier, digitaux et télévisés, comme une masse malléable pourtant constituée d’individualités attachés à un besoin de liberté naturel chez l’Homme.


Nul doute que J’Accuse est l’un des grands films de cette année. Prenant, porté par de très bons acteurs, pertinent et intelligent, c’est un film important, rappelant les dangers de l’Etat-policier, de l’importance du maintien du libre-arbitre, des effets souvent néfastes du pouvoir, source de manipulations et de trahisons. Les temps changent, mais les erreurs persistent, et il est nécessaire de les pointer du doigt pour rester conscients du fait qu’on continue de les répéter, à défaut de les corriger, ces erreurs étant bien ancrées dans la nature humaine. Les Hommes sont les Hommes, mais chacun demeure libre de penser, de préserver son intégrité, de faire ce qui lui paraît juste. Et le jour où cela deviendra impossible, l’humanité touchera alors à sa fin.


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le 29 nov. 2019

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