" Peut-être qu'il est doux d'être mort. Il ne l'est pas assurément de mourir." Paul-Jean Toulet, jadis, ne s’est pas trompé en exprimant ces quelques mots qui illustrent fort à propos « Juste la fin du monde ». Tiré de la pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, le sujet paraît simpliste. Louis, auteur reconnu, daigne retrouver une ultime fois, et après 12 ans d’absence, sa famille pour leur annoncer sa mort imminente.


Cette thématique du fils ou du frère prodigue qui suite à un évènement dramatique revient sur ses terre de l’enfance pour se confronter à la famille (frère, mère…) est l’un des thèmes forts de la littérature ou du théâtre (« Le retour » d’Harold Pinter, « Conversation en Sicile » de Elio Vittorini…), tout autant qu’au cinéma « La Matiouette, ou l’arrière pays » d’André Téchiné et récemment « Préjudice » d’Antoine Cuypers entre autre. La synoptique de l’action est à chaque fois identique, basée sur la récurrence, plaisir éphémère et gêné des retrouvailles, tension, conflit, apaisement ou reniement.


Mais là où se distingue le texte de Lagarce, sentiment renforcé par l’adaptation remarquable de Dolan, c’est que nous ne sommes pas plongé dans une âpre réalité, mais bien dans sa vision tronquée, véritable projection intérieure que Louis porte sur la situation. Il est à la fois acteur et narrateur, repoussant de fait toute objectivité. Ce narcissisme exacerbé qui fait que Louis ne peut appréhender toute vérité, excepté la sienne, provoque l’outrance des réactions, réelles ou imaginaires. Il les anticipe, les imagine ou les subit. Louis n’étant plus l’Auteur, exilé de ses proches, la source de tant d’admiration et suscitant dépit (absence) et jalousie (réussite), mais bel et bien un petit garçon fragile, qui par un retour à la source, pense un instant échapper à son funeste sort et retrouver la sérénité de l’enfance. Ce qui bien évidemment est impossible. C’est cette « peur » qui l’incite à se confronter à cette mère, répugnante dans son indifférence exubérante et si rassurante à la fois, c’est également cette peur qui le pousse à vouloir retrouver ce frère un peu primaire, aux épaules solides, véritable substitut de l’image d’un père. Mais les choses ne sont pas si simples.


Ce récit elliptique repose constamment sur une double lecture, celle de la vision hystérique, dans ses excès émotionnels, que porte Louis sur ce noyau familial, mais également celle des auteurs (Lagarce par le mot, Dolan par l’image) face à un spectateur troublé (on peut aisément comprendre le rejet de certains) par cette action syncopée, presque confuse et intemporelle. Le dimanche se transformant en un séquençage diffus (la lumière renforce cette impression), une sorte de jour sans fin que Louis a trop imaginé sans le vivre tout à fait. Chacun, selon son degré de vécu, y puisera émotion ou agacement.


La théâtralité, véritable argument de mise en scène, ne se justifie que pour mieux souligner les moments de lucidité de Louis qui d’un clin d’œil, d’une étreinte, d’un silence ou d’un regard appuyé trouve le réconfort tant recherché. Et c’est là qu’entre en jeu l’immense talent de Xavier Dolan. Il excelle à nous faire passer du général à l’intime. Ce qui l’intéresse ici est moins ce conflit familial, la maladie, que la solitude de Louis et la fin de son monde. Que ce soit par la mort ou simplement par la maturité tout aussi ravageuse, il se penche ici de manière parabolique sur un morceau de vie passé, la fin certaine de la superficialité et le constat amer et douloureux que cela engendre. Il y aura un avant et un après « Juste la fin du monde » pour ce prodige du cinéma. Avec la crainte de se voir brûler les ailes, un peu comme un Welles qui après l’immense succès « Citizen Kane » et « La splendeur des Amberson » s’est un peu perdu.


Mais avec ce film, on ne peut que s’enthousiasmer. Plus que jamais sa maitrise du montage particulièrement élaboré et plus encore par ses plans (rapprochés ou poitrine) qui renseigne bien plus qu’une attitude ou les mots sur le personnage. Sa caméra nous plonge dans la confidence, révélant la profondeur et l’intériorité. Elle n’est plus artifice, mais l’instrument d’une dissection au service de l’analyse psychologique implacable et de la dramaturgie.


Dolan est également exceptionnel dans la direction d’acteurs. On connaissait Garpard Ulliel acteur rare et talentueux (« Les égarés », « Saint Laurent », « Un barrage contre le Pacifique »), avec ce rôle il se place dans la catégorie des très grands. La connivence artistique entre l’acteur et le réalisateur donne dans l’impressionnisme du corps et du visage. Louis a trouvé son incarnation, il est à la fois sensuel (objet de convoitise), faillible (cette tristesse dans l’œil est insoutenable) et profondément humain. Qui mieux que Nathalie Baye pouvait incarner cette mère en représentation permanente, brisée et aussi perdue que son cadet ? Personne ! Quant à Marion Cotillard, elle trouve ici son meilleur rôle avec cette belle-sœur un peu godiche en apparence mais si clairvoyante. Il est à regretter par contre le choix de Seydoux et Cassel qui ne semblent pas avoir compris la délicatesse du scénario et se contentent de surjouer. Elle, en se basant sur son expérience de l’école de la vie en post ado rebelle, et lui interprétant le bourrin sans aucune subtilité. Prestations heureusement masquées par les autres.


« Juste la fin du monde » est un film douloureux et traumatisant. Il est empreint d’une incroyable noirceur, on peut se voiler la face ou se cacher les yeux (magnifique affiche), l’homme est seul face à la mort, et à la vie. Comme le disait Hervé Godec « La solitude est un plat qui se mange seul »…


Et parce que j'ai eu un coup de cœur pour son texte, tellement proche de ce que l'on ressent tout au long de ce film, voici la critique de l'une des "institutions" (il va pas aimer ça !) de Sens critique et l'un ds premiers membres à me soutenir quand je suis arrivé : @takeshi29 https://www.senscritique.com/film/Juste_la_fin_du_monde/critique/93685058




A noter l'excellente partition de Gabriel Yared et comme toujours chez Dolan des chansons illustratives marquantes. Celle de l'intro du film : https://www.youtube.com/watch?v=E5goc_uJiDY

Fritz_Langueur
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le 25 sept. 2016

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Fritz Langueur

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