« L'Homme qui tua Liberty Valance » est précédé par une glorieuse réputation. Au point qu'on le cite régulièrement comme l'un des tous meilleurs, sinon le meilleur film de John Ford. Hélas, ce genre de réputation est souvent à double tranchant : j'en ai fait l'amère expérience, et de ce que je lis ici et là, il me semble que je suis loin d'être le seul. Car j'ai eu le malheur de me jeter sur ce long métrage pour pouvoir découvrir « mon premier » John Ford. Sûr de taper dans le mille, il y a une dizaine d'années j'ai emprunté le DVD... mais quelle ne fut pas ma surprise, et surtout ma déception...


Car « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas un western classique à proprement parler. Terriblement déçu, j'ai donc laissé la filmographie de John Ford de côté pendant des années – à tort, mais aujourd'hui l'erreur est heureusement réparée, ce qui n'est pas le cas pour tout le monde hélas... En effet, il n'y a pas ici de grands espaces à l'horizon, et encore moins la présence majestueuse de la fameuse Monument Valley. Il n'y a pas non plus de chevauchées endiablées, ni d'attaques d'Indiens ou de charges de cavalerie Yankee ou Confédérée... Car ce long métrage est avant tout un méta-western. Un film qui pense, qui analyse, qui déconstruit pour reconstruire ce genre cinématographique. C'est à ma connaissance peut-être le seul. En tout cas, il reste inégalé, notamment grâce à ses différents niveaux de lecture, d'une grande richesse.


Tout d'abord, c'est le récit d'un trio de personnalités qui s'affrontent : James Stewart joue Ransom Stoddard, un jeune avocat courageux mais littéralement démuni dans l'Ouest violent ; John Wayne incarne Tom Doniphon, un cow-boy roublard et physique, généreux mais craint pour l'agilité de sa gâchette ; et Lee Marvin est Liberty Valance, bandit personnifiant le mal à lui seul : la méchanceté, la brutalité, la cruauté. Si Stoddard ne craint pas Valance, même après que celui-ci l'ait laissé pour mort après avoir attaqué sa diligence, seul Doniphon est réellement en mesure d'affronter ce dernier.


Mais Stoddard ne l'entend pas de cette oreille. Résolu à se venger de l'affront que Valance lui a infligé, mais aussi à défendre la population de son village contre les grands propriétaires terriens et leur homme de main : Liberty Valance, encore et toujours lui, Stoddard veut faire respecter la loi. Si Doniphon ne croit qu'en la vertu d'un revolver chargé pour se défendre, Stoddard estime que le droit vaincra, et qu'une nation civilisée sortira du Far West aux mœurs sauvages. Ainsi nos trois personnages principaux incarnent-ils trois idéaux-types : l'idéal civilisé, non violent, pacifié ; l'idéal de la virilité guerrière, se battant pour l'honneur et le bien, quitte à faire usage de la violence ; le mal et la violence déchaînée, toujours à l'affut pour prendre la place du bien et soumettre les faibles.


Qui plus est, l'intrigue repose également sur l'opposition entre Stoddard et Doniphon, tous deux épris de la belle Hallie, qui tantôt préfère la force de Doniphon/Wayne, quand sa rusticité ne l'exaspère pas, tantôt préfère la vive intelligence et le courage inconscient de Stoddard/Stewart, et même sa touchante faiblesse. « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas seulement un affrontement viril, c'est donc aussi un triangle amoureux tragique.


Mais on ne peut oublier enfin la grande dimension historique et sociologique de ce long métrage. A l'instar de « Princesse Mononoké » de Miyazaki (je sais, la comparaison peut sembler hardie), ce film est le récit du passage du mythe à la réalité plate et pragmatique, du passage d'un monde merveilleux à un monde désenchanté, épris de raison et privé de la magie de l'Ouest et de ses contrées ouvertes à l'aventure la plus pure. Deux éléments en sont la manifestation la plus évidente.


Premièrement, c'est la loi qui a le dernier mot. Le héros de l'histoire, voire de l'Histoire, c'est Ransom Stoddard, avocat devenu un célèbre sénateur, révéré voire déifié pour avoir tué Liberty Valance, ironie de l'histoire pour un pacifiste consciencieux comme lui. Et celui qui a tout perdu, honneur, femme, patrie, c'est Doniphon, le vieux cow-boy vigoureux, mort dans l'anonymat et le dénuement le plus total. Là encore, ironie de l'histoire quand on connaît la vérité. La loi a domestiqué la violence, peut-être a-t-elle aussi fait taire l'honneur et le courage. Comme dans « Mononoké », John Ford nous fait comprendre que le nouveau monde a perdu quelque chose de l'ancien, et quelque chose d'important, peut-être même son âme, même s'il n'est pas explicite et reste mesuré, donc subtil.


Deuxièmement, et pour parachever le tout, le dernier plan vient illustrer à merveille ce basculement vers une nouvelle ère : un train s'échappe dans le paysage, dans une courbe gracieuse, s'élançant dans des terres là aussi domestiquées. Ça y est, le citoyen Américain est en territoire conquis, il ne s'aventure plus dans l'inconnu, les États-Unis sont finis, au sens limités et connus, il n'y a plus grand chose à découvrir, et les grandes étendues d'hier ressemblent plus à un jardin anglais qu'au terrible Far West de la légende... Et l'instrument de cette victoire est le train, le rail, la technologie en somme.


« L'Homme qui tua Liberty Valance » est donc un film très riche, profond, mais également parfois très drôle. Car pour finir je ne peux pas ne pas évoquer un des sommets drôlatiques de ce long métrage : le monologue quasi shakespearien de Peabody quand il est totalement ivre, dans son bureau, qui vaut presque à lui seul le visionnage de ce film. Et j'oubliais la scène du steak, proprement dantesque et elle aussi mythique – et tant d'autres passages bien sûr !


Bref, je vous conseille de regarder d'abord une bonne dizaine de films de Ford, notamment ses westerns admirés à raison (« La Chevauchée Fantastique », « La Prisonnière du Désert », « La Poursuite Infernale », « Rio Grande »...) ou ses grands films plus contemporains (« L'Homme Tranquille » ou « Qu'elle était verte ma vallée »), et je vous assure qu'après vous apprécierez d'autant plus « L'Homme qui tua Liberty Valance », merveilleux long métrage et véritable testament spirituel et artistique de John Ford.


Critique à retrouver sur mon blog ici.


*Je viens de réaliser que le titre du livre éponyme de Jean Collet (« John Ford : La violence et la loi »), excellent critique au passage, fait directement référence à ce film.

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le 27 mai 2018

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Arthur Debussy

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